Geneviève Cadieux, Barcelone – Colette Tougas

[Été 2003]

Galerie René Blouin
du 26 mars au 3 mai 2003

L’acteur et écrivain Spalding Gray disait en entrevue que plusieurs auteurs, y compris lui-même, écrivent toujours à partir de la même émotion (la colère, le chagrin, par exemple), chacun de leurs romans étant une forme cristallisée de cette dominante affective. On pourrait aussi avancer que la démarche de Geneviève Cadieux s’apparente à celle de l’auteur qui observe, sonde et interprète une dimension humaine particulière dont la profondeur ne diminue jamais.

Chez René Blouin, Geneviève Cadieux proposait Barcelone, une nouvelle séquence composée de onze photographies dont quatre agissaient à la manière d’une page blanche. Un accrochage sobre et élégant nous situait d’emblée dans un univers éthéré que l’absence de décor au sein des images (à laquelle nous a habitués l’artiste) accentuait davantage. Cet effacement de repères circonstanciels, ce dépouillement événementiel, avait pour effet de libérer, en quelque sorte, les deux personnages de leur temporalité pour les hisser au statut d’emblèmes. (Que les modèles fassent partie du cercle familial de l’artiste, comme dans plusieurs autres de ses œuvres, ne fait qu’indiquer sa volonté, me semble-t-il, d’en arriver à une épuration du récit qui entraîne les figures au delà de l’accidentel et de l’anecdotique, du côté de l’essence.)

Mais de quoi cette femme et cet homme seraient-ils les emblèmes ? Que disent ces images, toutes réalisées en plan américain, qui se déploient dans l’espace de la galerie tel le film d’une rencontre ? La première image et l’avant-dernière sont curieusement semblables : elles montrent la même jeune femme, dont l’attitude est détachée, presque froide, portant un débardeur rouge muni d’une sorte de suivez-moi-jeune-homme. Entre les deux se déroule une ronde dans laquelle elle fuit son regard, à lui, qui la suit. Rapidement, voici la séquence : premier mur – elle seule, corps tourné vers la droite, tête devant ; page blanche ; lui seul, corps et têtes tournés vers la gauche, vers elle ; deuxième mur – ensemble, lui derrière et à gauche d’elle qui regarde devant ; page blanche ; elle seule, corps et tête tournés vers la gauche en plan légèrement plus rapproché ; lui seul, regard tourné vers elle sur la photo précédente ; page blanche ; troisième mur – ensemble, lui, de dos, devant elle qui regarde à gauche ; elle seule, presque comme au début ; page blanche. De la séquence que nous sommes appelés à enfiler et à activer du regard se dégage l’impression que cet homme tourne autour de cette femme qui l’a encouragé à la chose avec son suivez-moi-jeune-homme qui s’accompagne d’un air grave, distant – un peu à la manière du personnage de Vanessa Redgrave, dans le film Blow up (1966) d’Antonioni, qui attise la curiosité et la passion du photographe joué par David Hemmings. D’ailleurs, le fichu porté par Redgrave, même lorsqu’elle se retrouve seins nus, n’est pas sans rappeler le foulard de la femme dépeinte par Geneviève Cadieux : ces deux éléments vestimentaires jouent un rôle tout aussi ambigu qu’important dans une rencontre aimantée par le désir, délimitant pour ainsi dire la zone où circule ce désir.

La neuvième image, celle qui sert d’amorce au troisième mur, est la plus chargée : c’est la seule qui superpose dans l’espace photographique les corps des deux personnages. La posture de l’homme, vu de dos, fait en sorte que, d’une part, son bras droit nous est caché et, d’autre part, qu’il nous dissimule la partie gauche du corps de la femme. Si tous les regards jusqu’ici nous étaient montrés – celui de la femme, toujours détourné, et celui de l’homme, toujours concentré sur elle –, le regard de l’homme est ici soustrait au nôtre. Que se passe-t-il ? La menace-t-il du regard, du geste ? A-t-il posé sa main sur elle ? La caresse-t-il, l’implore-t-il ? Eux seuls le savent. Par leur « union », ce couple rend impossible notre lecture, nous parlant ainsi de l’opacité du désir amoureux au regard des autres.

L’avant-dernière image nous présente la femme à nouveau seule, revenue à sa position – à son mystère – de départ comme si l’aventure avait été consommée, alors que la dernière, une page blanche, semble annoncer la possibilité d’autres rondes magnétiques.

D’ailleurs, les quatre « pages blanches » sont en fait des photographies du soleil, prises au moment où sévissaient, dans le Nord du Québec, des feux de forêt dont la lueur était visible jusqu’à Montréal. Ces quatre images d’un embrasement blanchâtre montrent différentes positions du disque solaire dans le ciel. Elles évoquent le temps et la gravitation terrestre, tout comme l’homme et la femme ont gravité, le temps d’une rencontre, autour de leur désir.

Enfin, dans la petite salle de la galerie René Blouin, quatre sphères en aluminium poli composaient une installation simplement intitulée Quatre. Les petites sphères posées au sol nous incitaient, elles aussi, à en faire le tour, pour y apercevoir nos corps réfléchis et les unir, en quelque sorte, à ceux de l’homme et de la femme dans la pièce d’à côté, nous rappelant que « la passion est le seul moyen laissé aux êtres pour acquérir le sens d’eux-mêmes » (Marguerite Duras, Moderato cantabile, introduction de Jean Bessière, Paris, Bordas, 1972, p. 19).