Traces et disparitions dans l’œuvre d’Oscar Muñoz – Elizabeth Matheson

[Automne 2009]
Nous vivons une époque de disparitions, un temps de changements et de pertes, marqué par des extinctions de masse et des écosystèmes vacillants. Ces transformations profondes, voire inquiétantes, à l’échelle planétaire, nous rappellent que nos propres actes sont intimement liés au monde extérieur. Et cependant, cette désagrégation rapide nous laisse généralement paralysés par l’angoisse et le découragement. Comment lui donner un sens? C’est dans un effort constant pour affronter et comprendre cette réalité, aussi dure soit-elle, que l’artiste Oscar Muñoz interroge de façon allégorique les effets de la guerre civile en Colombie, ses traces et ses disparitions. Né dans ce pays, à Popayán, Muñoz a étudié les arts visuels à Cali, à une époque où la photographie n’était pas encore enseignée. Il a donc perfectionné son sens de l’image et sa réflexion en faisant de la photographie d’intérieurs pour des firmes d’architecture. Depuis trois décennies, il utilise l’acte photographique à la fois comme référence et métaphore, dans des œuvres conceptuelles qu’on peut associer aux réalités jumelles de la vie et de la mort, notamment par son utilisation de matières telles que l’eau et la poussière de charbon, ainsi que de méthodes de pulvérisation, réduction, construction et destruction.

par Elizabeth Matheson

Durant les années 1990, au plus fort du conflit meurtrier qui opposait le gouvernement colombien aux fameux cartels de la drogue, Muñoz a créé Ambulatorio (Déambulatoire, 1994-1995), installée d’abord dans les rues de Cali, puis dans divers autres lieux. Minimaliste mais riche en contenu, l’œuvre consiste en une immense photographie aérienne, en noir et blanc, des rues de Cali – image sombre et d’autant plus impressionnante que sa surface est jonchée de verre de sécurité en miettes, sur laquelle le passant est invité à marcher. Ce procédé permettait à Muñoz d’aborder avec tact un sujet politique très sensible, sans pour autant franchir la frontière délicate entre l’art et le manifeste. Par cette image fracturée qui symbolise des tensions destructrices, il interroge la relation entre le spectateur et la lutte quotidienne de la ville pour sa survie. En déambulant sur la photographie, le spectateur fissure l’image à chaque pas, jusqu’à ce que seules les particules de verre restent incrustées dans les fissures du trottoir, métaphore du lien réciproque entre les événements et leurs témoins. Muñoz déclarait : « J’aime l’idée d’une réalisation qui fonctionne avec l’éphémère, le temporel, qui est inscrite dans l’instant, et qui produit en même temps une impression durable… en prolongeant notre expérience de l’œuvre proprement dite. Dans ce sens, elle peut nous toucher plus profondément qu’un discours politique… c’est par sa valeur poétique qu’une œuvre a le pouvoir de transformer un individu. 1

Narciso (2001-2002), souvent présentée sous la forme d’un film vidéo sur un écran unique, contribue à une lecture poétique de l’œuvre de Muñoz, mais représente également une introduction à sa conception mythologique de l’amour et de la mort, de la destruction et de la transformation. Suivant un procédé sérigraphique, l’artiste a déposé à la surface d’un lavabo rempli d’eau, sous forme de poussière de charbon, le tracé d’un dessin qui représente son propre visage : l’image qui flotte sur l’eau et son ombre mouvante se reflètent en un portrait double. Le lavabo commence à se vider lentement, et l’image devient d’autant plus troublante que le portrait et son ombre se rejoignent de plus en plus, puis se déforment progressivement. Cette évocation du mythe de Narcisse a été employée par maints artistes pour interroger leur identité ou leur image en tant qu’artiste, mais Muñoz a compris que l’échec de notre condition actuelle ne porte pas sur notre connaissance de nous-mêmes, mais sur notre difficulté à coexister avec nous-mêmes et avec notre environnement. Nous prenons ainsi tristement conscience de notre incapacité à nous sentir véritablement impliqués et concernés.

Muñoz y fait allusion dans Re/trato (2003), dont le seul support visuel est un gros plan filmé de la main de l’artiste s’efforçant de peindre avec de l’eau, sur une pierre chauffée par le soleil, un autoportrait qui s’évapore constamment. Comme un souvenir fuyant, le portrait n’apparaît jamais en entier et n’est jamais exactement le même. En prenant Re/trato comme point de départ, Muñoz approfondit son exploration de la répétition et de la lutte inhérentes à la condition humaine avec Proyecto para un Memorial (Projet pour un mémorial, 2005). Cinq écrans vidéo synchronisés montrent la main de l’artiste passant rapidement d’un écran à un autre pour esquisser différents portraits, à l’eau, sur un trottoir. Son pinceau redessine successivement chaque visage, dans une vaine tentative de finaliser l’image avant qu’elle ne s’évanouisse. Qui sont ces gens qui s’estompent ainsi à la lumière du soleil? Ses sujets ne sont pas des chefs politiques ou des membres de familles influentes, mais des personnes ordinaires dont les photographies proviennent des notices nécrologiques publiées dans les journaux, alors que beaucoup sont mortes à la suite d’actes violents provoqués par la guerre civile colombienne.

Le choix des matériaux et techniques, dans l’œuvre de Muñoz, témoigne d’une approche relativement élaborée, car l’artiste utilise non seulement des substances éphémères, comme l’eau et le charbon, mais également la personne physique du spectateur : sa vue, sa respiration, son toucher. À l’occasion de sa première exposition solo en Grande-Bretagne, qui a eu lieu durant l’été 2008 à l’Iniva (Institute of International Visual Arts, Londres), Muñoz a re-créé son installation Eclipse (montée pour la première fois à la Galeria Santa Fe de Bogotá). À l’Iniva, des ouvertures circulaires furent aménagées dans le mur de la galerie, révélant le paysage urbain environnant, puis masquées en partie par des miroirs concaves en forme de disque, disposés selon des angles variés afin que leur séquence lumineuse évoque les différents stades d’une éclipse de Lune, symbole d’un cycle temporel continu. Les miroirs présentaient des images inversées de la rue, si bien que les spectateurs devaient s’approcher de l’ouverture pour distinguer ce qui se déroulait réellement à l’extérieur de la galerie obscure. Parallèlement, le monde du miroir rendait perceptible le caractère transitoire de l’existence. Les événements ordinaires de la journée – des gens transportant des colis ou partant travailler – se retrouvaient transposés dans la galerie sous forme de scènes miniatures comme dans la peinture baroque de ces repas allégoriques où les moments les plus banals de la vie quotidienne nous sont dépeints avec une vérité pleine de profondeur.

(…) la main de l’artiste s’efforçant de peindre avec de l’eau, sur une pierre chauffée par le soleil, un autoportrait qui s’évapore constamment.

Une autre des œuvres de Muñoz, Aliento (Respiration, 1996-2002) est composée d’une série de disques d’acier poli alignés sur un mur. Comme dans un miroir, le reflet du spectateur est visible sur chaque disque, mais la plus légère buée de sa respiration fait apparaître à la surface un autre visage, qui émerge momentanément du néant avant de s’effacer à nouveau. Le fait que ces portraits soient tirés des notices nécrologiques colombiennes leur donne un sous-entendu politique explicite, que souligne le sentiment d’urgence provoqué par leur résurrection momentanée. En insufflant la vie à ces « victimes » qui restent largement invisibles dans le contexte économique et social du pays, le spectateur se retrouve lié à leur destin de façon à la fois intime et universelle. La même exposition présentait Paistempo (2007), œuvre élaborée au moyen de versions imprimées de deux importants quotidiens colombiens, Pais et Tiempo, et dans laquelle Muñoz exprime peut-être de la façon la plus marquante sa conception de la condition humaine. L’artiste a utilisé une aiguille pour brûler minutieusement chaque texte et chaque image, métaphores des vies disparues et des moments enfuis : l’œuvre devient ainsi, comme les autres éléments de l’exposition, un hommage à l’instant qui passe, éphémère et irremplaçable. On pense ici au dernier chapitre du Mythe de Sisyphe d’Albert Camus (1942), dans lequel l’auteur s’attarde sur les pensées de Sisyphe alors qu’il redescend de la montagne, avant de reprendre sa démarche singulière et poétique.2 Pour Camus, le moment tragique où Sisyphe prend conscience de sa condition ne lui permet pas seulement d’accepter son sort, mais de comprendre sa place dans une cosmologie où les rôles se complètent et s’équilibrent mutuellement. Par cette référence au mythe, Muñoz affirme que chaque geste recommencé, chaque nouvelle tentative pour lutter contre le néant de l’indifférence est essentiel, et transcende notre découragement. Le destin de notre planète suivra son cours, qu’il s’accorde ou non avec notre désir de permanence, mais, comme le suggère l’œuvre de Muñoz, même lorsque la tâche semble vaine, nous persévérons dans nos efforts et nous repartons à l’assaut de la montagne.
Traduit par Emmanuelle Bouet

1 Oscar Muñoz, entrevue citée dans l’ouvrage de Hans-Michael Herzog, Cantos y Cuentos Colombianos, Arte Contemporáneo Colombia, Daros-Latin America, Zurich, 2004.

2 Le personnage mythologique de Sisyphe, qui enchaîna la mort pour que les humains ne soient plus condamnés à mourir, fut puni par les dieux qui le condamnèrent, pour l’éternité, à pousser un rocher jusqu’au sommet d’une montagne; une fois au sommet, le rocher roulait jusqu’en bas et Sisyphe était contraint de recommencer.

Elizabeth Matheson, auteure et commissaire indépendante, explore des thèmes liés à la culture et à l’art contemporains, notamment au Canada.