Maxime Coulombe, Imaginer le posthumain – Marianne Cloutier

[Hiver 2011]

Maxime Coulombe
Imaginer le posthumain. Sociologie de l’art et archéologie d’un vertige
Québec, Presses de l’Université Laval, 2009

Avec Imaginer le posthumain. Sociologie de l’art et archéologie d’un vertige, le sociologue et historien d’art Maxime Coulombe reprend les recherches effectuées au cours de sa thèse de doctorat pour en faire un traité qui, adoptant comme angle d’approche l’art actuel, se veut une synthèse sur la grande question du posthumain. Le corpus d’œuvres sélectionné afin d’explorer ce paradigme est composé de travaux d’Orlan, de Stahl Stenslie, de Stelarc, d’Arthur Elsenaar, de Natasha Vita-More ainsi que du duo Aziz et Cucher.

Selon l’auteur, la posthumanité est avant tout fondée sur un espoir d’affranchissement du sujet des limites imposées par sa condition biologique, les technosciences devenant la voie d’accès au renouveau du corps. D’entrée de jeu, il précise que le concept de posthumanité ne doit évidemment pas être considéré comme le devenir réel et concret de l’être humain, mais plutôt comme un imaginaire, le pouvoir même d’un imaginaire étant sa capacité d’influence sur les mentalités. L’imaginaire posthumain peut ainsi, par le biais de l’art, s’immiscer dans le discours commun, faisant poindre l’idée de « l’imperfection, la fatalité, l’incompatibilité de l’homme à son corps » (p. 2). Devant le constat d’un corps dépassé, trop lent, trop fragile et trop peu performant, la technologie seule peut devenir le nouveau vecteur de l’évolution de l’homme. Malgré l’attrait manifeste de ces transformations, certaines questions d’ordre éthique subsistent, lesquelles laisseraient transparaître la peur de perdre notre liberté dans cette quête pour l’augmenter.

Face à la diversité des pratiques artistiques analysées, Coulombe reprend le concept de « dénominateur commun » élaboré par Arasse et cherche à retrouver certaines constantes formelles dans les œuvres posthumaines. Dans « l’assemblage du corps et de la technique » est donc décelable une certaine logique : les lieux d’intervention de la technique sur les corps sont réduits à quelques cibles – visage, mains et organes génitaux – dont les transformations témoignent du programme posthumain : « dissolution de l’identité, augmentation de la performance du corps et rejet des signes renvoyant à la condition animale de l’homme » (p. 16). Selon l’argument proposé, cette conception du corps comme ébauche, nécessitant l’intervention de la technologie afin d’atteindre un stade supérieur, serait profondément ancrée au sein du discours cybernétique1 : les bouleversements opérés par la cybernétique au sein même de la perception du corps auraient ouvert une brèche permettant à la posthumanité de prendre racine.

L’auteur consacre donc la seconde partie de son livre à l’étude de la complexité du paradigme cybernétique et à ses liens au posthumain. Il s’y attarde notamment aux concepts de transparence, de décontextualisation, d’information, de code et d’entropie. De ces analyses émergeront plusieurs constats : c’est en s’agrippant à la cybernétique que le posthumain peut, entre autres, repenser l’identité non plus comme une contrainte situant « généalogiquement, localement et historiquement le sujet » (p. 58) mais comme une donnée malléable permettant de franchir ces limites. Au sein du discours cybernétique naîtra également l’idée du corps dépassé, désuet dans son processus d’immersion au cœur de l’univers informationnel qu’est la société postmoderne. Face au désir d’atteindre la fluidité de l’information, naîtra le rêve d’un corps entier transférable sous forme de code : « Une fois codé, ne serait-il pas possible de penser un transfert entre le code de la cybernétique et le code génétique, entre le biologique et le technologique ? » (p. 60)

Bien que Coulombe s’y réfère tout au long de son argumentaire, c’est dans la troisième partie qu’il s’attaque plus concrètement à l’analyse des œuvres choisies pour illustrer le « rêve » posthumain. Malgré certaines constantes partagées, l’auteur note, chez chaque artiste, une visée spécifique, un désir singulier, voire une conception particulière du posthumain. Chez Orlan, qui prône les identités mouvantes et multiples, il s’agit d’une lutte contre l’inné, contre la nature et contre l’ADN, d’un désir de s’auto-refabriquer. Chez Stenslie, où le rapport sexuel passe par un avatar, où la médiation technologique est omniprésente, la posthumanité cherche à dépasser la sexualité comme rapport incarné, comme relation directe à l’autre. Chez Stelarc, il s’agit plutôt de désacraliser le corps, d’un dépassement de ses limites, de sa fragilité. La technologie biocompatible et miniaturisée est souhaitée en symbiose parfaite avec le corps, permettant enfin à l’humain de dépasser sa condition d’être vulnérable. Chez Elsenaar, on établit un rapport singulier entre homme et technologie : l’intelligence artificielle remplace celle de l’homme, la machine démontrant ses aptitudes à dépasser les capacités humaines. Chez Natasha Vita-More, la posthumanité cherche plutôt à mettre fin à la mortalité en s’appropriant les outils de prolongation de la vie et la cryogénisation. Enfin, chez Aziz et Cucher, le posthumanisme demeure empreint de fascination envers les technosciences, mais ces corps, dépouillés de leur individualité, de leur identité, de leurs traits proprement humains, de leurs sens, laissent tout de même poindre une inquiétude face au devenir de l’humain.

À la fin de cette troisième partie, Coulombe ouvre une brèche quant au rapport au corps institué dans l’art posthumain. Alors que depuis le début de son édifice théorique il soutient un effacement du corps, un désir de le dépasser par la technoscience, un désir d’aller au-delà de sa matérialité, il laisse soudainement apparaître un doute, doute qui sera le vecteur de la dernière partie de l’essai. Au début de celle-ci, l’auteur avoue avoir gardé sous silence une part « fondamentale de la place du corps dans les œuvres étudiées » (p. 191) et devoir apporter d’importantes nuances à sa lecture. Ce dernier chapitre s’ouvrira ainsi sur la restitution de l’importance de la matérialité du corps dans la question de la posthumanité et sur le rôle primordial qu’y tient l’image. Quoique ce choix méthodologique soit habilement mené par l’auteur, on aurait peut-être souhaité que cette partie de l’argumentaire soit intégrée à l’analyse des œuvres afin d’en enrichir la lecture. Somme toute, Imaginer le posthumain demeure une synthèse importante et nécessaire sur la complexe question de la posthumanité, de sa genèse et de ses interprétations multiples dans l’art actuel.

1 Selon la définition de Philippe Breton, « [l]a cybernétique est explicitement vouée à la recherche des lois générales de la communication, qu’elles concernent des phénomènes naturels ou artificiels, qu’elles impliquent les machines, les animaux, l’homme ou la société. » (Breton cité par Coulombe, p. 33)

 
Marianne Cloutier poursuit des études doctorales en histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches portent principalement sur les pratiques artistiques actuelles utilisant des biotechnologies ou des technologies biomédicales comme outil de création et moyen d’exploration des paradigmes identitaires. Elle est également chargée de cours au département d’histoire de l’art de l’UQAM.

 
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