Jeremy Borsos, Le retour du 8 mm – Caroline Bem

[Automne 2012]

Jeremy Borsos
Le retour du 8 mm

Commissaire : Peter White
SBC Galerie d’art contemporain, Montréal Du 4 février au 31 mars 2012

Jeremy Borsos expose sous le titre 8 mm Redux / Le retour du 8 mm un ensemble d’œuvres réalisées au cours des deux dernières années et composées à l’aide de milliers de mètres de films amateurs que l’artiste s’est procurés sur eBay. Partons de l’idée que la collection de films amateurs qui a été ainsi constituée au gré du hasard et des goûts de l’artiste est bien une archive, c’est-à-dire un fonds limité de matériel qui attend qu’on l’ordonne et qu’on lui donne un sens. L’exposition en question proposerait donc un parcours cohérent à travers cette archive. Ce parcours tracerait deux approches de l’art de l’archive décelables chez Borsos, approches distinctes mais complémentaires – l’une privilégiant le potentiel narratif des films et l’autre mettant au premier plan leurs qualités esthétiques. Mais il y a quelque chose d’autre à quoi s’attachent les deux approches et qui se situe au-delà de la fascination nostalgique pour le style de vie révolu qui se trouve accidentellement capté sur ces pellicules : il y a cette attention profonde que porte Borsos à la qualité de « vie » des films, sa quête incessante de ces passages, de cet « entre-deux », de ces moments de pure existence dont est fait le vécu, ainsi que sa recherche des moyens variés de décrypter ces moments et de se les réapproprier.

Le premier groupe d’œuvres que l’on voit dans la galerie prend la forme de cinq courts métrages, montrés en boucle, qui datent tous de 2010. L’artiste utilise la technique du montage cinématographique et d’autres procédés simples mais efficaces, tels que les intertitres ou les bruitages clas­siques (les effets pluie et tonnerre trouvés dans la bibliothèque iMovie par exemple), afin de créer des courts métrages narratifs empreints de nostalgie, d’ironie ou de poésie. Ainsi, l’histoire hitchcockienne de Lifetime Achievement suit un homme dont la voiture entre en collision avec un train, à la grande joie de sa femme ; dans Tradition, c’est toute la vie d’un homme qui est racontée en accéléré sur le ton enjoué d’un message publicitaire (« il aimait fumer des cigares et briser le cœur de sa mère ») ; et puis il y a aussi Means to an End, avec ses manipulations formelles de la bande son et de la bande image, ou encore l’ironie évoquée par le montage de It’s Spring, and It’s Pouring. Parmi ces films, le plus frappant est peut-être Just What Is It That Makes Yesterday’s Homes So Different — So Appealing? qui prend la forme d’une déambulation subjective, de pièce en pièce, dans une maison des années 1950-1960. La caméra s’attarde longuement sur des meubles et des objets dont la fonction est de signifier une époque. L’intérieur est comme en suspens, comme si les habitants venaient tout juste de sortir pour aller à l’école ou au travail, ou pour faire des courses, et allaient revenir d’un moment à l’autre.

Le désir joint à l’impossibilité de pénétrer dans l’espace, d’en prendre possession, la nostalgie de la « maison d’antan » sont encore accentués par la bande son : une pluie diluvienne ponctuée par la sonnerie incessante d’un téléphone et d’une sonnette, avec par intermittence des coups véhéments frappés à la porte. Ces incursions sonores du présent dans le passé ne rencontrent que l’inquiétant silence qui règne dans l’intérieur déserté de la maison.Par contraste, Been Poll (2010) prend la forme d’une installation grand format où des extraits de films amateurs datant des années 1930 aux années 1970 sont présentés selon un ordre taxinomique. L’installation, qui est une projection à 27 canaux arrangés en un long rectangle de 3 éléments sur 9, prend la forme d’une série de cycles : ainsi, on passe du noir total au remplissage successif des 27 canaux, avant que tout se fige pour retourner, finalement, à l’obscurcissement complet. Les scènes représentées ont été ralenties jusqu’à sept fois et présentent un éventail de motifs classiques du cinéma amateur : vacances familiales, enfants qui jouent sur des pelouses, pères de famille caméra au poing, etc. Leur agencement obéit à des critères tels que le nombre de personnes présentes sur l’image, la pose que prend le sujet, ou encore le type de décor – bord de l’eau, cour, intérieur, etc. Les 27 carrés de projection se remplissent en moins d’une minute et chaque cycle se termine par une série d’arrêts sur image qui révèlent le regroupement thématique de la séquence : ainsi, un premier cycle s’achève sur 27 images de personnages qui font des signes de la main ; un autre sur 27 gros plans ; un autre encore sur la juxtaposition de deux types d’images — d’un côté des personnages en train de photographier ou de filmer et, de l’autre, des sujets qui protègent leurs visages d’un objectif de caméra invisible à l’image. L’installation relève d’une tension entre, d’un côté, un goût formel pour l’archive visuelle, et d’autre part, une attention constante pour la « réalité vécue ». Ce sont donc ces moments de vie spontanée, captés par inadvertance dans les films amateurs et renforcés par les arrêts sur image de Borsos, qui attirent l’attention sur les gestes paradigmatiques du cinéaste amateur.

Poussant plus loin les modalités d’organisation narrative explorées dans les courts métrages, Mon vrai Man Ray (2011, 17 min 34 s), qui clôt l’exposition, raconte une histoire d’amour fictionnelle entre l’artiste surréaliste, Man Ray, et une historienne de l’art de Montréal. L’organisation temporelle du film est complexe. Il commence avec cette femme maintenant âgée et qui se souvient de son histoire d’amour. Il a recours à la voix off plutôt qu’aux intertitres qui sont utilisés dans les courts métrages, et c’est par ce dispositif que la femme entreprend de raconter cette histoire en plusieurs segments : Man Ray fuyant l’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale aidée de Peggy Guggenheim et de Piet Mondrian, son retour à New York suivi par une traversée des États-Unis en voiture et, finalement, son arrivée au Canada où il visite Toronto, puis Montréal. Entre ces moments s’intercalent des images et des réflexions sur l’Europe ravagée par la guerre et sur des catastrophes naturelles en Amérique du Nord. S’il est vrai que Mondrian, Man Ray et Peggy Guggenheim se connaissaient, la partie du film qui les montre batifolant dans la forêt des Ardennes à la veille de leur départ pour New York est fictive — le film qui l’illustre a été tourné en Amérique du Nord avec d’autres acteurs. De même, la pellicule sur Montréal montre en fait Cleveland. Ainsi le film réévalue constamment le rapport entre réel et fiction, et pose la question du sens à donner aux bandes 8 mm récupérées. Il en résulte une œuvre poétique d’une grande ambiguïté et qui explore les possibilités d’insérer un récit parallèle parmi les événements réels et déchirants de l’histoire du xxe siècle.

Caroline Bem est doctorante au département d’histoire de l’art et d’études de communication de l’Université McGill (Montréal).

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