Robert Duchesnay, Le studio et l’anti-studio de Joseph Beuys et de Buckminster Fuller – Pierre Rannou

[Printemps-été 2013]

Plein sud, Longueuil
Du 18 septembre au 27 octobre 2012

L’exposition que Robert Duchesnay propose au centre d’exposition Plein sud est composée de 30 photographies noir et blanc de 50,8 x 50,8 cm. Si ce choix esthétique tend à favoriser l’idée d’unité de l’ensemble, il convient néanmoins de préciser que l’on est en présence de deux corpus d’œuvres différents. D’ailleurs, le déploiement des images ne suit pas un développement symétrique de l’espace et un vide laissé au mur signale la coupure entre les deux séries d’œuvres. La première que l’on aperçoit est celle consacrée à la documentation de l’abandon et du délabrement de l’œuvre de Buckminster Fuller réalisée pour Expo 67 et devenue par la suite la Biosphère, dont le photographe s’est évertué à documenter les états successifs entre 1983 et 1995. Cette section de l’exposition, qui est désignée par l’artiste comme l’anti-studio, propose uniquement des prises de vues réalisées lors de l’année 1984. La seconde série, correspondant à la section dite du studio de l’exposition, est constituée de prises de vues réalisées lors d’une visite du bureau-atelier de Joseph Beuys à l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf en 1984. On retrouve aussi dans l’espace de la galerie trois sculptures, dont la nature peut apparaître assez énigmatique au visiteur. Si l’on peut facilement reconnaître qu’il s’agit d’éléments provenant du site de la Biosphère, on perçoit certains d’entre eux sur les photographies au mur, leur fonction dans la salle d’exposition est beaucoup moins claire. Le mode de présentation dans l’espace, que ce soit l’usage du socle bas ou l’appui directement au mur, semble impliquer qu’il ne s’agit pas de simples artéfacts témoignant de la décrépitude de leur lieu d’origine, mais de quelque chose de l’ordre du ready-made ou de la sculpture minimale.

De la même façon, un autre élément interpelle et intrigue le visiteur qui pénètre dans la salle : une bande jaune qui a été placée au sol et qui impose une distance entre le regardeur et les œuvres accrochées aux murs. Bien que ce type de marquage de l’espace se retrouve à l’occasion dans l’espace muséal, il faut reconnaître qu’il est particulièrement rare dans les lieux d’exposition consacrés à l’art contemporain. Il est intéressant de noter que si cette ligne nous éloigne du mur, elle nous repousse en quelque sorte vers le centre de la pièce, dans l’espace des « objets », qui, eux, n’ont pas droit à ce mode de protection. Il faudrait donc admettre qu’au-delà de sa pseudo- fonction de sécurité, cette ligne a pour rôle de déterminer le lieu, de le prendre en charge et d’imposer le mode de relation entre les objets exposés, sorte de clé de lecture.

Ainsi, l’éloignement physique des épreuves papier n’est pas simplement une confirmation du caractère précieux des tirages, mais pourrait aussi être lu comme une affirmation de leur valeur d’aura, une sorte de commentaire des thèses de Walter Benjamin sur l’œuvre d’art à l’ère de sa reproduction technique. De la même façon, le jeu sur l’opposition de deux modes d’indicialité, soit celui inhérent à la photographie et celui propre au photographique, pourrait être envisagé comme une réflexion plastique ayant pour sujet les hypothèses théoriques de Rosalind Krauss. De fait, en choisissant délibérément de ne présenter que des images réalisées en 1984, Duchesnay cherche à introduire dans l’esprit du visiteur l’idée qu’il existe une relation entre les œuvres exposées. La mise en exposition choisie par l’artiste photographe lui permet donc de fabriquer, de rendre visible pour les autres, l’événement clé qui l’a constitué tant d’un point de vue artistique que d’un point de vue humain.

Ce moment, qui se donne à voir ici comme une sorte de dévoilement d’un point d’origine, pour ne pas dire originel, organise non seulement sa démarche artistique, mais fait de sa propre biographie son matériel créatif. La non-rencontre avec Beuys lui a permis de réaliser l’importance du travail qu’il avait entrepris l’année précédente en photographiant le dôme géodésique réalisé par Fuller. Les objets exposés, aussi bien les clichés que les « sculptures », ont donc une valeur mémoriale. En les distinguant, tout en les rapprochant, il nous donne l’occasion de saisir comment des problématiques parallèles ont pu former celui qu’il est devenu. En ce sens, il semble que, comme le croyait Beuys, le seul véritable atelier se trouve entre les hommes et que c’est là que prend forme la plus valable des plastiques sociales.

Critique et historien de l’art, Pierre Rannou agit à titre de commissaire d’exposition. Il a publié quelques essais, participé à des ouvrages collectifs, rédigé plusieurs opuscules d’exposition et collaboré à différentes revues. Il enseigne au département de cinéma et communication et au département d’histoire de l’art du collège Édouard-Montpetit.

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