On ne comprendra jamais pourquoi à moins de s’y perdre – Michel Julien Barrette

[Printemps 1991]

par Michel Julien Barrette

La folie
n’a rien à voir
avec cette dérive
du discours
qui fait la fantaisie
des intellectuels.
elle est plutôt
à lier avec
la souffrance.

Il y a la lumière, il y a la vie, les petits et les grands gestes que l’on pose avec et, parfois sans raison.

Oui il y a des gestes graves, marquants, que l’on pose sans raison apparente, comme si l’on s’échappait, se perdait. Dans ces écarts, on peut même faire du mal. Arrêter le sens, arrêter la vie. On peut s’oublier, s’échapper, se perdre avec plus ou moins de gravité. Entre oublier un mot et perdre son identité il y a un pas qui peut être franchi rapidement, sans avertissement. Sombrer dans l’abîme de la folie sans avoir déjà frayé avec. Ou y revenir après avoir cru s’en écarter à jamais.

Lorsqu’on assiste à ce glissement insidieux chez un proche, on est frappé, surpris, impuissant. Je veux parler ici du cas d’un homme qui fut rattrapé sur le tard par cette maladie cruelle et floue qu’est la folie. Il semblait s’en être affranchi à jamais. Santé oblige, il pratiquait même le métier de psychothérapeute. Au centre de cet équilibre, en pleine maturité voilà que tout craque subitement dans son être…

Paradoxe troublant, il allait s’enlever la vie. Et cela, seul l’abîme de la folie peut l’expliquer et cela m’échappe complètement et me pousse à réfléchir.

Moi qui aimais cet homme, je fus profondément troublé par son geste. Je ne comprends pas pourquoi il s’est enlevé la vie, pourquoi et comment tout a basculé ainsi, comment cet être de grande qualité a pu agir ainsi.

Ce genre d’accident arrive si brusquement qu’on n’en éprouve longtemps que le choc traumatique. C’est la mort, dans son espace irrémédiable, totalitaire. Et la mort, ici, fut causée par la maladie, celle de la folie.

Accident, suicide. On dit : folie. Et c’est facile.

La folie masque le mobile de la mort. Le mobile prend directement sa source dans une certaine absence d’amour. C’est la brisure de l’être fragmenté qui aura poussé son fragile rapport à la vie du côté de la désorganisation.

Les mots de la folie ne peuvent être que transitifs et amoureux.

Quand on parle de « folie », on évacue trop aisément les problèmes d’écartèlement profonds du sujet, ceux qui le conduisent à déréaliser le réel. La Raison adopte trop souvent des jugements simplistes vis-à-vis du grave problème de la folie.

La folie est intimement liée à notre façon d’aborder les différences, quelles qu’elles soient. Dans notre culture normalisée, il n’est rien de plus évident que de mettre à l’écart, du revers de la main, les signes et les comportements s’écartant de nos mœurs régularisées.

Différence et folie ne sont que deux termes d’une même combine sociale. Car n’est-ce pas le rejet d’une certaine différence qui engendre cette impression de manque d’amour. Ce manque d’amour qui trace le sillage menant à la folie?

L’intolérance vis-à-vis des différences ne peut qu’engendrer un certain germe de folie. Et ces corps différenciés grandissent dans un espace de tension n’appelant que l’écartèlement des identités. Ces corps différenciés subissent la condamnation sociale. S’ils sont forts, ils y puisent une énergie renforcée de leur identité singulière, celle de l’affirmation de leur différence.

Affirmation de soi ou refoulement maladif.

La folie, le suicide, la mort, la misère, la souffrance semblent le lot des êtres qui ne réussissent pas à s’intégrer dans notre monde compétitif. Dans ce monde, c’est la Raison qui détermine la qualité des êtres. Si on se situe en dehors du lieu de la Raison, on n’est pas légitimé dans sa qualité propre.

La folie ne s’exprime pas avec des mots. Elle n’est pas dans le langage. Et si j’ose écrire là-dessus avec des mots, c’est que la folie m’a frappé directement dans l’amour que j’éprouvais. Les mots de la folie ne peuvent être que transitifs et amoureux.

De cette histoire, ne restent que des mots : pourquoi s’est-il enlevé la vie? Et c’est cette profonde incompréhension, cette révolte qui me font écrire ici ces mots graves. Ce ne sont plus des mots, d’ailleurs, que des lettres fragiles essayant de révéler une émotion excédentaire, une confrontation fondamentale avec l’anarchie qui fonde la vie.

La vie se fonde dans ce mouvement des forces chaotiques. Et il me reste, dans la gorge, l’intuition que la folie et la vie participent de cette même force indomptable et innommable, aussi meurtrière que féconde.