Pascal Dufaux, Le cosmos dans lequel nous sommes – Jean Gagnon

[Automne 2010]

Pascal Dufaux
Le cosmos dans lequel nous sommes
Galerie Joyce Yahouda, Montréal
Du 5 au 29 mai 2010

Dans l’une des salles de la galerie, une sculpture vidéo-cinétique (ce sont les mots de l’artiste et du communiqué de la galerie) occupe le milieu de l’espace. Cet objet composé de cylindres chromés et d’un plateau circulaire fait se mouvoir une caméra vidéo en circuit fermé dans un mouvement lent et continu selon une trajectoire hypocycloïdale. La caméra met douze minutes à effectuer son parcours et les images qu’elle capte sont projetées sur l’un des murs. Cette œuvre, intitulée Sculpture automate vidéo-cinétique, produit un effet étrange; alors que nous circulons autour d’elle, alors que la caméra fait ses translations et ses rotations, comme le ferait une planète, notre image se trouve à l’occasion captée et projetée comme l’est l’espace dans lequel nous nous tenons. Alors que nous sommes à la périphérie, soudainement nous nous retrouvons au centre. Ce dispositif fait que nous nous sentons enrobés par l’espace et pas seulement un objet dans l’espace.

L’exposition chez Joyce Yahouda présente également des images réalisées grâce à cet appareil, des « images échappées », des impressions au jet d’encre grand format, images où la trame fait surface donnant un caractère résiduel aux images. On peut aussi voir une vidéo réalisée lors d’une résidence au Centre de production DAÏMÕN (Gatineau) où Dufaux a pu mettre sa machine au point.

Ce n’est pas la première « machine de vision » que concocte Pascal Dufaux. Déjà nous avions pu voir dans les dernières années des travaux réalisés à l’aide de telles machines qu’il expose parfois comme des sculptures : Radiant ou l’Origine du regard à OBORO en 2008 et Irradiant au festival Temps d’image à l’Usine C en 2009. En fait, depuis 2005, il travaille dans cette veine et a réalisé, grâce à sa première « machine de visualité », une magnifique série de photographies panoptiques de son oncle Georges Dufaux intitulée Alzheimer (2007). Toutes ces expérimentations ainsi que cette nouvelle pièce indiquent bien l’intérêt de cet artiste pour une phénoménologie de la vision.

Il n’est certes pas le premier artiste à explorer une vision propre à la machine ou un regard sans sujet. Cette tradition présente d’illustres prédécesseurs, comme Michael Snow qui fabriquait à la fin des années 1960 un appareil faisant tourner la caméra dans tous les sens et à des vitesses variables afin de réaliser son film La région centrale (1970); la machine elle-même deviendra l’œuvre intitulée De la (1972). Steina (Vasulka) est un autre précurseur de la démarche de Pascal Dufaux; la pionnière de l’art vidéo réalisait dans les années 1970 une série d’œuvres qu’elle regroupait sous l’étiquette de Machine Vision et parmi celles-ci mentionnons Allvision (1975) et Allvision II (1978) dans lesquelles deux caméras vidéo sont en rotation autour d’une sphère qui reflète son environnement. Mais, contrairement au dispositif de Snow cherchant la désincarnation du regard et qui ne montrait pas son origine – la caméra ne filmant jamais la machine si ce n’est, dans La région centrale, que son ombre captée par inadvertance –, celle de Dufaux revient sur elle-même à intervalles réguliers; plutôt que regard sans sujet, il s’incarne dans le mouvement de la machine. C’est ainsi que la périphérie et le centre échangent leurs positions, que le spectateur peut à la fois se sentir dans l’image et englobé par elle; à la fois objet de la surveillance et sujet manifeste de l’œuvre.

Nous nous trouvons certes par tous ces dispositifs, incluant celui de Dufaux, devant un regard « appareillé », sous l’emprise de l’appareil. Un appareil, si l’on en croit Pierre-Damien Huyghe, c’est ce qui dispose au paraître, c’est « un dispositif dont le régime peut parvenir à faire de la conscience ».1 Mais appareiller c’est aussi partir avec un navire ou un vaisseau; il est donc intéressant de noter que Dufaux s’est inspiré pour le design de sa sculpture du Rover de la NASA qui explore la surface de la planète Mars. Ainsi, le regard sur le monde environnant qu’offre cet appareil est à la fois redevable de la surveillance panoptique et de la foi dans la véracité des images qu’une sonde spatiale renvoie sur Terre. Deux manières du regard instrumenté émanant de l’anxiété contemporaine d’un savoir ancré dans un « tout voir » doublé d’un « se voir »; un regard dominateur et narcissique. Dans ce cosmos, nous ne voulons toujours pas être totalement déclassés.

1 Pierre-Damien Huyghe, « La condition photographique de l’art ». L’art au temps des appareils, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 25-26.

 

Jean Gagnon est commissaire d’exposition et critique d’art. Reconnu comme spécialiste de l’art vidéo dès les années 1980, il observe plus particulièrement les rencontres de l’art avec les technologies. De mars 2008 à septembre 2009, il a été directeur de SBC galerie d’art contemporain à Montréal. De 1998 à 2008, il était directeur général de la Fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie. De 1991 à 1998, il était conservateur des arts médiatiques au Musée des beaux-arts du Canada. Il a récemment été nommé directeur des collections de la Cinémathèque québécoise.

 
Acheter cet article