Patrick Altman et Vid Ingelevics, Codicologie(s) – Jacques Doyon

[Été 2003]

Gallery 44, Toronto
du 6 février au 8 mars 2003

Patrick Altman et Vid Ingelevics produisent depuis plusieurs années des travaux explorant les liens de l’archive photographique avec l’institution muséale. À l’invitation du Centre VU1, cet intérêt commun les a amenés à réaliser un projet de collaboration autour des archives du Musée du Québec. Le résultat de cette collaboration, Codicologie(s), met en scène avec acuité l’ambiguïté du statut documentaire de la photographie. Très épurée, l’exposition ne présente que cinq photographies de grand format qui suffisent pourtant à convoquer simultanément l’œuvre d’art comme objet de collection du musée (la peinture, en ce cas-ci), la photographie comme documentation de l’œuvre et l’archive comme structuration de la mémoire institutionnelle.

Patrick Altman présente trois grandes photographies qui paraissent, au premier abord, documenter des œuvres expressionnistes abstraites. Le cadrage serré sur les taches, les gouttes et les tracés de peinture sur fonds monochromes construit l’illusion de peintures, tout comme le grand format des images et leur mode d’accrochage miment le tableau. Or, il s’avère qu’il ne s’agit nullement d’œuvres, mais de traces de peinture sur des bâches résultant du réaménagement des salles du musée. De même, à partir d’un gros plan des dossiers de la collection du musée, Vid Ingelevics présente une image évoquant  une abstraction géométrique ou même conceptuelle, avec les chiffres qui apparaissent sur les dossiers. Cette image s’accompagne d’une autre photographie, monumentale, qui offre cependant un contexte d’interprétation à  la première image en exhibant une étagère pleine de dossiers d’archives.

On reconnaît là certains traits du travail de chacun de ces artistes : pour Altman, une insistance sur l’œuvre d’art transformée par la documentation photographique, par l’usage du détail notamment, et un travail sur la lisibilité de l’image; pour Ingelevics, un réinvestissement de la pratique documentaire qui va de pair avec un questionnement sur le statut du document et une investigation de l’archive muséale comme structure institutionnelle de validation et d’interprétation.

Mais c’est le travail sur la couleur et ses codes qui fait s’entrecroiser les démarches des deux artistes. Les liens entre les codes et le savoir évoqués par le titre, Codicologie(s), se concrétisent ici dans les codes de couleur qui traversent toutes les photographies et tissent la trame de l’exposition. Ainsi, Ingelevics a discrètement apposé sur un mur de la galerie la signification des couleurs servant à classifier les archives de la collection. L’observateur avisé découvrira que la couleur blanche a été ajoutée à ce code pour désigner la muséologie. Cet ajout vient interroger les limites de ce code de classement fondé sur les disciplines artistiques traditionnelles. Il lui instille une portée autoréflexive et critique, en désignant la part analytique du travail des deux artistes et le nombre important des pratiques artistiques prenant le musée comme objet.

Pour Altman, le travail de la couleur s’instaure entre différents systèmes chromatiques. Il a ainsi directement apposé sur l’une de ses photographies des échantillons commerciaux des couleurs utilisées sur les murs du musée et qu’on retrouve dans l’image. Voilà l’indice, ténu, qui permettait de déceler qu’il ne s’agissait pas d’un tableau. On entre ici dans une tout autre chaîne de références : un codage de la couleur qui, en contournant les aléas de la perception, permet de systématiser la production commerciale mais a comme contrepartie de limiter l’éventail des couleurs offertes. Sur une autre de ses photographies, Altman a intégré une échelle de couleurs servant au calibrage des épreuves photographiques. Ce qui est ici souligné, ce sont les enjeux d’interprétation des couleurs entre différents systèmes photographiques. Par extension, il désigne ainsi la marge interprétative inhérente à toute documentation photographique d’une œuvre d’art. Chaque système de couleur est une construction qui comporte sa part de contraintes et ses limitations. Et le passage d’un médium à un autre, tout comme le passage du réel au médium, est dans une certaine mesure affaire de traduction et d’interprétation.

Ce jeu sur les différents systèmes de codification de la couleur illustre ici parfaitement l’ambiguïté interprétative dans laquelle se trouve placé tout document. Les codes sont, bien sûr, des systèmes de signification fermés et stables, et relativement simples, et ils sont loin de la complexité des systèmes de signification permettant l’interprétation d’un document et, a fortiori, d’une œuvre d’art. En tissant cette trame de la couleur et de ses codes, Codicologie(s) réussit néanmoins – et de façon exemplaire me semble-t-il – à créer une situation où le spectateur est incité, par-delà la simplicité première et la luxuriance des couleurs, à s’interroger sur la signification de ce qui lui est présenté. L’archive muséale, ici convoquée dans ses manifestations les plus concrètes, demeure toutefois au cœur de ce travail de collaboration. C’est sur son horizon que l’ambiguïté de la représentation photographique quant à sa nature documentaire et à son statut d’œuvre d’art est posée. De quelle réalité le document photographique atteste-t-il ? Quel est le contexte de référence de son énonciation ? L’œuvre photographique est-elle moins artistique parce qu’elle comporte une part documentaire ? Quels sont les critères selon lesquels l’archive muséale intègre ou rejette les œuvres ? Dans une œuvre qui est déjà un cadre, quel découpage le spectateur y opère-t-il ?

L’art n’est jamais un document; il peut en adopter le style.
— Walker Evans
2

1 Codicologie(s) a été organisée et présentée par le Centre VU, à Québec, du 5 au 28 octobre 2001 dans le cadre de la série Le vertige de l’évidence, une année de programmation entièrement axée sur des projets de collaboration.

2 Cité par Olivier Lugon, Le style documentaire, d’August Sander à Walker Evans, 1920-1945, Éditions Macula, Paris, 2001.

Ce texte est la version remaniée d’une présentation faite lors d’une table ronde intitulée Photographic Practice, Collaboration and the Museum, organisée par la Gallery 44 et le Toronto Photographers’ Workshop en février 2003, dans le cadre du colloque Québec/Ontario : formes neuves, nouvelles œuvres, au département Image Arts de l’université Ryerson de Toronto.