Patrick Coutu, Œuvres spatiales – Sylvain Campeau

[Automne 2002]

Musée du Québec
du 6 juin au 13 octobre 2002

De prime abord, il faut affronter ce que le titre d’Œuvres spatiales peut amener de confondant. Est-ce à dire qu’il y sera question de sculpture? , d’installation? Devons-nous considérer cette décision d’intitulé comme l’indice d’un genre artistique qui serait ici exclusivement sollicité? Il suffit d’entrer dans l’espace d’exposition pour bien voir que ce n’est pas le cas. Nous voyons au mur une image-photo avec son titre, Projet, présentée comme une œuvre distincte. Puis, il y a cette série, ce phrasé photographique, La physique du doute, qui achève de nous persuader qu’il ne s’agit pas là uniquement d’installation. Encore que ces deux œuvres, avec La moderne, sorte de container fenêtré, aux quadrillés plasticiens, mondrianesques, pourraient bien former une œuvre installative. Mais il n’en est rien. Les trois œuvres sont présentées comme autant de pièces singulières.

Évidemment, le tout s’éclaire un peu quand on constate que l’intérieur du container se trouve être une sorte de réplique d’atelier où sont engrangées, dirait-on, toutes les pièces, matériaux, croquis, objets trouvés, gris-gris d’artistes qui pourraient concourir à la création d’une œuvre. On est frappé d’une illumination presque céleste quand on arrive à discerner la pièce centrale de ce cachot de forçat (j’ai nommé l’artiste), d’ailleurs reprise dans une des photographies de La physique du doute. Il y a là, couché, un vaisseau spatial dont les formes rappellent celles du LEM (Lunar Exploration Module) dans lequel les cosmonautes américains sont finalement parvenus à alunir.

L’espace est ainsi, au sein des œuvres de Patrick Coutu, à la fois un thème et une modalité. D’une part, il faut s’attendre à ce qu’il en soit fait état, que les œuvres en décrivent les caractéristiques et l’acception qu’en donnera l’artiste et, de l’autre, que l’espace sera aussi le mode d’apparition par lequel l’œuvre se manifestera. Plus encore, l’espace permet une sorte d’étalement qui offre la possibilité d’entrer de plain-pied dans cet univers artistique aux significations encore flottantes. L’œuvre apparaît ici moins achevée qu’encore en voie de constitution. L’ensemble des pièces fermente encore de potentialités ; rien n’a encore pris (comme on le dirait de la glace), n’est encore figé. Tout demeure à être. En fait, tout est là : l’œuvre s’emploie à se maintenir en cet état d’anticipation créatrice, d’idées en ébullition, de sens à venir. L’œuvre est cet avant-œuvre, le lieu du tout-encore-possible.

Autour de La moderne et de son titre trop révérencieux pour ne pas être ironique, deux pièces photographiques ornent les murs de la salle d’exposition. L’un, Projet, est un autoportrait de l’artiste, boîte de papier Agfa à la main, sa fougueuse bicyclette maintenue au tronc d’un arbre. Au-dessus de sa tête, deux globes lumineux, suspendus entre ciel et terre, font figure d’astres tutélaires dans le noir environnant. Du point de vue que le spectateur occupe, il y a quelque chose de « statuesque » dans ce portrait vraisemblablement pris en contre-plongée, donnant l’impression que l’artiste domine son environnement et qu’il s’apprête à se lancer à l’assaut du monde artistique, armes photographiques en main. Ce Projet n’est-il pas ici moins une ambition de l’artiste que l’artiste même, fait ambition, à la fois sujet et maître de cette image ? N’est-il pas lui-même œuvre en devenir, appelé à se transformer alors même qu’il façonne?

Puis, il y La physique du doute dont le titre apparaît assez ronflant en regard de ce que la pièce représente. Vingt-trois images-photos aux formats variables se trouvent dispersées en dix encadrements de différentes grandeurs. Les images noir et blanc alternent avec les photos couleur. Les sujets représentés diffèrent, de même que les plans. Du gros plan en noir et blanc pris au téléobjectif, nous passons à un plan d’ensemble couleur en focale normale, du plan à la profondeur. Le tout s’apparente dès lors à une sorte de bas-relief massif, tout en frontalité. En fait, par son quadrillé d’images, La physique du doute est le rappel de la mosaïque colorée placardée sur le container. L’une comme l’autre de ces pièces se déclinent comme énigme ; elles contiennent quelque sens chiffré et sertissent un espace dont surgira une révélation. Mais les photos savent mal garder contenance. Elles se succèdent selon un déroulement aléatoire. Des chevaux peints sur un camion de location U-Haul, d’autres en figurines sur le rebord d’une fenêtre, quelques images d’amis et de connaissances, des paysages, le LEM en position debout, un oiseau saisi dans une main, une photo d’une autre œuvre de l’artiste : Construction dans l’espace ; l’enchaînement de ces reproductions ne conduit à aucune certitude quant au lien qui les unit et en guide le choix. Le recours à la physique, science des causes naturelles, nous amène à suspecter qu’une forme d’ordonnancement et de régulation de l’ensemble du corps naturel visible s’offrant à nous par l’intermédiaire des images de l’artiste nous échappe mais n’en existe pas moins, hors de toute compréhension immédiate. Que cette régulation explique tout nous semble évident ; que le doute la gouverne ne l’est pas moins. Il en va un peu comme si l’esthétique de Patrick Coutu reposait à la fois sur le doute de tout sens figé et l’indubitable des présences, sur le tout de l’œuvre inachevée et les prémisses de sa constitution. Et l’espace est la modalité de présentation de ces incertitudes, le socle ouvert où les œuvres se profilent, encore empêtrées et grosses de leurs potentialités vibrantes.