Pour tout l’humour du monde – Michèle Nevert

[Printemps 1990]


par Michèle Nevert

La tâche est plus souvent ingrate pour le critique ou le scientifique dès lors que son étude porte sur le rire, le comique ou l’humour. Comment échapper, en effet, à cet agaçant paradoxe qui nous conduit toujours à traiter pesamment et gravement de cette qualité de l’esprit pourtant la plus vive et la plus drôle : l’humour ?

Refuser d’en parler n’est guère une solution, sauf à considérer, comme certains le font d’ailleurs, que l’humour est l’affaire exclusive des « amuseurs publics » et que bon nombre d’autres choses (plus sérieuses) méritent davantage qu’on s’y attarde.

Malgré les haut-le-corps des universitaires poussiéreux et au risque de se voir affubler de longs discours empreints de dogmatisme ou de componction, l’humour a suscité plusieurs travaux majeurs de philologues et amateurs de sémantique, de psychologues et de psychanalystes, de sociologues et même d’historiens. Parmi ceux-là, disons, dans un premier temps, que le plus grand nombre a tenté d’élaborer une définition « définitive » de l’humour, puis voulu livrer une énumération sans faille de ses nombreuses variétés ; établi enfin une classification de ses multiples procédés avant de bâtir une théorie très cohérente de son fonctionnement. Obsession des synthèses et goût des constructions carrées auxquels l’universitaire que je suis voudrait bien échapper…

Mais si de nombreux théoriciens ont échoué dans leurs essais, ils n’en sont pas pour autant plus criticables. Car il est simple de constater combien les différenciations émises pour distinguer l’humour de ses modalités voisines (ironie, comique, etc..) s’inscrivent dans des orientations théoriques différentes, qu’étant d’abord spéculatives, ces distinctions ne sont donc pas forcément fécondes, et qu’on pourra toujours s’interroger pour savoir si tout cela est réellement très important… il reste cependant qu’un certain nombre d’affirmations demeurent possibles; affirmations non négligeables par ailleurs. Ainsi, il serait illusoire de croire que l’humour recouvre une seule réalité et que, par conséquent, une formule puisse suffire à contenir toute la variété et la richesse de ses composantes. Ce sont ses propres défauts, ses propres faiblesses (et à travers elles, celles de l’humanité tout entière) que l’humoriste met en scène. À l’opposé, l’ironie, comme le comique, implique une victime dont le bourreau (l’ironiste) s’attache à dénoncer toutes les fragilités. L’humour ne ridiculise pas ; il ne se moque pas, pas plus qu’il ne condamne. En tout cas, pas au nom d’une prétendue supériorité. L’humour peut être un jeu. Parfois il nous fait rire, le plus souvent sourire et par là même il libère nos tensions et atténue nos angoisses. Cette fonction, cet agrément n’est pas des moindres !…

Fondamentale et essentielle dans notre société, la fonction sociale de l’humoriste (presque une institution) remonte à l’antiquité avec les premiers « Fous du roi » et les bouffons. Faisant fi, naguère comme aujourd’hui, des distinctions entre satire, ironie, comique et humour en intégrant le tout dans un discours dénonciateur, l’humoriste contemporain comme le bouffon d’antan se donnent deux objectifs : provoquer le rire ; révéler des vérités en faisant tomber les masques de l’hypocrisie et de la perfidie. Parce qu’il n ‘avait rien à perdre en fait de dignité et d’amour-propre, le Fou du roi pouvait tout dire, tout faire. Et s’il jetait parfois durement les vérités à la figure de son roi, il lui manifestait, néanmoins, une fidélité exemplaire. De la même manière, les humoristes d’aujourd’hui ne se défont jamais de leur tendresse pour l’humanité, à défaut de quoi ils deviendraient gratuitement blessants et perdraient du même coup toute leur influence.

À une époque où va sans cesse en augmentant le nombre des humoristes et de leurs manifestations (spectacles, festivals « Juste pour Rire », mais également émissions télévisuelles, radiophoniques, etc.) il faut s’interroger sur les raisons d’une telle prolifération. Il est probable que la présence des humoristes fonctionne dans la société comme l’indice d’une liberté réelle. Leur absence dans les régimes totalitaires, en tout cas, ou tout au moins le déplacement de leur fonction vers celle de clown farceur et inoffensif, en témoigne suffisamment pour que nous en soyons convaincus. Les dictateurs savent bien que les humoristes dégonflent les prétentions, bousculent les conventions, qu’ils sont non-conformistes jusqu’au sacrilège et que, sous des dehors d’amusement léger, les jeux de mots recèlent de grands pouvoirs. C’est ainsi que pendant la seconde Guerre mondiale, la résistance française livrait souvent ses messages sous la forme de contrepèteries. L’affiche « Métropolitain », placardée sur les murs de Paris, en fut un bon exemple. Plus qu’à l’annonce du métro, elle appelait au ralliement : « Pétain mollit trop ». Mais si l’existence des humoristes désigne à l’évidence une certaine liberté d’expression, elle indique également les failles de notre société. Meilleur rassembleur que les meilleurs politiciens, le nouvel humoriste semble le seul à pouvoir lutter efficacement contre la valorisation excessive attribuée de nos jours à l’individualisme. De fait, l’essentiel de la fonction sociale actuelle de l’humoriste pourrait bien se trouver là, dans sa défense des valeurs collectives. En nous rappelant, sur le mode humoristique, l’absurdité et l’inhumanité de notre univers, l’humoriste nous permet, d’une part, de nous débarrasser momentanément, par le rire, d’une forte anxiété, et d’autre part, de resserrer les liens qui nous unissent à nos semblables. La multiplication de ce que d’aucuns nomment avec dédain les « amuseurs publics » pourrait trouver une explication à la lumière de ceci. Tout se passe comme si la société, tout en prônant les bienfaits de l’individualisme (au détriment de la collectivité), éprouvait la nécessité — dans un sursaut de clairvoyance — de donner naissance encore et toujours à des défenseurs et des représentants de la conscience collective. En somme, plus la société favorise le parcours individuel, plus elle crée, en parallèle, ses propres bouffons dénonciateurs. Ici sans doute se fonde la distinction entre humoriste contemporain et Fou du roi d’antan. Celui-ci n ‘avait qu ‘un maître, absolu. Image inversée, grotesque même du monarque qu’il servait, il est tout à fait pensable que le Fou ait garanti malgré tout la stabilité d’un pouvoir absolu, en déchargeant le roi de ses faiblesses et de ses torts. Pas de telle consolidation du pouvoir chez l’humoriste contemporain. Bien au contraire. Condamné à la dérision universelle, le nouvel amuseur public se présente comme le persécuté volontaire. Il est perdu au sein d’un univers hostile qu’il ne comprend pas. Et si le Fou dit à son roi : « Regarde et vois ce que tu es », l’humoriste nous dit quant à lui : « Vois ce que je suis ». Chacun alors devrait pouvoir se reconnaître, pour peu qu’il veuille bien s’affranchir de ses habitudes, de tous les carcans sociaux et des contraintes individuelles…