Raymonde April, Les Fleuves tranquilles – Mona Hakim

[Printemps 1998]

Musée d’art de Joliette
21 septembre 1997 – 4 janvier 1998

La formule (de plus en plus courante) de l’exposition-bilan pour un artiste rendu à mi-carrière semble avoir été conçue sur mesure pour Raymonde April, tant le parcours des œuvres présentées au Musée d’art de Joliette s’avère constructif.

On connaît les préoccupations de la photographe pour les «périodes» d’images délibérément latentes, réanimées, jumelées ou transmuées. À ce titre, la commissaire Nicole Gingras s’est pliée avec acuité aux règles mêmes du corpus photographique d’April en raccordant des séries temporelles d’images d’une production échelonnée sur une vingtaine d’années. Le clivage que produit cette sorte de narration dans la narration révèle en fait une trame de fond au filage serré. Car non seulement la sélection et le montage des œuvres stimulent les jeux associatifs, mais ils nous éclairent sur le souffle long d’une artiste qui codifie à l’extrême son propre monde.

Raymonde April est passée maître dans les représentations en porte-à-faux. Autobiographie qui n’en est pas tout à fait une, documentaire qui résiste aux conventions, banalité du quotidien qui défie la mise en scène, tout chez elle s’entremêle et se dénoue à volonté. De la même manière, Les Fleuves tranquilles rend limpides les espaces hétérogènes qui lui sont coutumiers alors que se densifie, au même moment, la nature candide des sujets. L’exposition pointe précisément ce système solide de renvois qui, au sein de corpus isolés, se fait moins persuasif.

Tous les attributs de cette systémique (que Gingras nomme principe d’équivalences) sont magnifiés dans L’Arrivée des figurants, la dernière et impressionnante production que l’artiste a accrochée aux cimaises de la seconde salle du musée. Là, les trente-trois immenses photographies divisées en cinq sections réalisent un coup d’éclat. Outre le format des œuvres, la générosité qu’offre leur contenu étonne. À elle seule, cette série synthétise la démarche globale de la photographe, en révèle certains rouages, projetant vers l’extérieur un univers intime auparavant plus étanche.

De fait, en empruntant au genre autobiographique et en extrapolant le quotidien à outrance, April s’exposait avec le temps à produire une œuvre introspective, trop à l’abri d’autrui. Or la maîtrise de son médium est telle qu’elle a su ici habilement éviter le piège en complexifiant davantage ses compositions (fiction et document sont on ne peut plus confondus) tout en y faisant sourdre, fortuitement, ses propres états d’âme. Cette ouverture sur le monde, répondant chez elle à un axe plus pragmatique, n’altère toutefois en rien le caractère occulte de son travail. Peut en faire foi le judicieux petit format du catalogue, en forme de livre précieux, à feuilleter comme un missel.