Robert ParkeHarrison – Sylvain Campeau, Écophilie

[Hiver 1999-2000]

par Sylvain Campeau

Les machines représentées dans les images de Robert ParkeHarrison sont de trois types. Elles sont soit en train de s’efforcer de susciter le témoignage des éléments naturels tels Earth Elegies et Listening to the Earth, soit elles s’emploient à la préservation ou à la reviviscence de ce qui peut être encore sauvé (Mending the Earth, Cloud Cleaner) soit encore elles cherchent à assurer la survie de celui-là qui cherche à préserver ou faire renaître (The Exchange). Toutes, elles mettent en scène un même personnage. Étriqué, tiré à quatre épingles apparemment trop courtes, sanglé d’un habit noir tout ce qu’il y a de conventionnel, cet alter ego de l’artiste a été comparé au petit homme en chapeau melon de Magritte, à Buster Keaton dont il a l’imperturbabilité ou à Charlot dont il a la dégaine. C’est en fait de Harold Lloyd qu’il faudrait le rapprocher. Car on lui concède volontiers une certaine forme d’adresse et d’agilité, même si ces deux qualités nous semblent ici mises en chantier pour la réalisation d’une tâche utopique. Juché sur un arbre d’où il espère pouvoir s’envoler comme Icare à l’aide d’une machine que l’on suppose inspirée de Leonardo Da Vinci, ou concentré dans la réalisation de nuages, il semble en effet ne se soucier de rien d’autre que de la réussite de son plan et de l’efficacité d’une machine dont les composantes semblent provenir de fibres et de matières naturelles.

Le propos de ParkeHarrison est évidemment écologique. Mais on se tromperait à trop étroitement le ramener à cette intention. Car tout n’est pas si simple. Il y a bien une certaine contradiction entre ce que supposent la matière et l’activité espérée de ces machines et le paysage de cauchemar sur lequel l’opérateur et ses inventions se détachent. En effet, le panorama n’est guère réjouissant. Il est fait de landes dépouillées écrasées par des nuages bas et gris, de terres qui semblent désormais en jachère éternelle parce qu’épuisées par un pillage systématique. Quand ce ne sont pas des sols caillouteux et poussiéreux, sorte de toundra sans vie, dépouillée et asséchée par les retombées d’une pollution pétrolifère. Cet éreintement du terroir, par sa facture, va de pair avec le rendu vaguement nébuleux des images qui donne à l’ensemble un air de clichés surannés, de calotypes ou de bromoils issus du siècle dernier. La conjonction de ces paysages du premier âge industriel, celui du charbon, avec les tonalités verdâtres et glauques de ces photos recouvertes d’encaustique, nous projette donc moins en notre fin de siècle qu’au sein d’une autre plus lointaine. De même, les fusées de The Sacrifice pourraient très bien provenir de l’univers de Jules Verne, comme les appareils de Oppenheimer’s Garden. Si nous endossons le caractère apocalyptique de ces images, force nous est de conclure que, dans l’univers fictionnel de Robert ParkeHarrison, nous n’existons plus. Notre civilisation a périclité, entraînée par le poids des déchets et immondices qu’elle a engendrés. À quoi peut donc encore correspondre son Promisedland ? Vers quoi le naufragé volontaire de cette image s’enfuit-il ?

Mais il y a, en même temps, comme dans la série présentée en ces pages, des machines naturelles, faites de rhizomes tentaculaires (Oppenheimer’s Garden), de matières apparemment naturelles, de fibres, d’écorce, de lianes, de plantes et autres (Suspension, Reliquary). Mais sont-elles bien encore des machines ? Ne serait-ce pas plutôt des organes sensitifs qui cherchent à unir les sens de l’homme à ceux des éléments naturels ? Que faut-il en effet penser de ces images où l’homme au costume noir tente de prendre contact avec le vent ou la terre elle-même, où il s’improvise faiseur de pluie ? On y voit d’abord une sorte de naïf effort de communication, d’osmose avec la nature. Puis, on se surprend à soupçonner quelque relent d’anthropocentrisme, puisque, concevant ces machines, l’homme en noir suppose que nécessairement la terre doit ressembler à l’homme et entendre et écrire comme lui.

Paradoxal aussi, à une époque de pluies acides, ce Making Rain où une sorte d’immense bras articulé, fixé au dos de notre homme, tente de provoquer la crevaison des nuages noirs crachés par des cheminées gigantesques. On notera d’ailleurs combien cet outillage rudimentaire se prête sans cesse à l’harnachement, comme s’il s’agissait de mettre sous harnais des forces naturelles (ou non) pour qu’elles révèlent leurs secrets. Aussi noble peut être le dessein écologique de l’artiste, on admettra ici que celui-ci s’attèle, disons, à son labeur avec des outils qui s’apparentent à ceux que ses images condamnent.

ParkeHarrison n’est certes pas le seul à ainsi nourrir ses fantasmes de machines. La fin du siècle dernier et le début du nôtre ont aussi connu un lot d’appareils à caractère plus nettement androïde. Qu’on se souvienne seulement de l’Eve future de Villiers de l’Isle-Adam, de celle de Metropolis ou du Surmâle d’Alfred Jarry, tous chimères d’un être humain uni à la machine. Des machineries de Raymond Roussel, Michel Foucault a écrit qu’elles « ne fabriquent pas de l’être ; elles maintiennent les choses dans l’être »1. Leur rôle est en quelque sorte double ; il s’agit d’une part de conserver et de mettre sous globe (images conservées, trésors enfouis, confessions enregistrées) et, d’autre part, de « faire passer », de franchir les obstacles. Passage et clôture, seuil et clef, commente Foucault. Dans leur double et paradoxal aspect, les appareillages de ParkeHarrison font de même. Mais ils cherchent en plus, dans des associations parfois discutables avec des éléments hautement toxiques ou avec une nature qu’on cherche à « confesser », à une sorte de préservation d’un être déjà fortement menacé et dont l’espoir de survie est peut-être illusoire. Machines réparatrices, cherchant une restauration d’un âge d’or lointain, où homme et nature communiquaient ensemble librement, restauration de ce qui fut ; les images de ces machines, sur leur arrière-fond de désolation postindustrielle, allient donc à une intention utopique une composante nostalgique. Par elles, entrent en conflit l’âge d’une première industrialisation (au charbon) et cet effort de renouveau issu de temps plus actuels.

Deux illusions, apocalypse et résurrection, nourrissent donc l’imaginaire de ces images. Une apocalypse lentement arrivée jusqu’à nous, version traître et trompeuse de la fin du monde, cataclysme rampant et sournois, provenant d’un esclavage de toute la terre qui laisse celle-ci sans force, sucée de toute sa sève. Fin d’un monde qui passe ou déjà passé. Et la résurrection, qui suppose, quant à elle, une mort déjà consommée mais dont peut encore surgir quelque chose. Deuil, mélancolie et utopie : entre ces trois états émotifs, les images nous font hésiter. Il y a, en elles, malgré tout, jamais tout à fait enterrée, cette croyance que la vie vaincra, tel que Promisedland semble le suggérer. Et cette croyance est sans doute le fruit malaisé des paradoxes mis en scène par ParkeHarrison.

Robert ParkeHarrison est né en 1968 à Fort Leonard Wood, Missouri (États-Unis); il vit actuellement au Massachusetts (États-Unis). Parmi ses plus récentes expositions, notons en 1999 dans The 3rd Tokyo International Photo-Biennale, Fragments of Document and Memory et en 1998 à la George Eastman House, International Museum of Photography and Film, ainsi que Current Fictions : Work by Emerging Artists, Museum of Photograhic Arts, San Diego en 1997.

Commissaire indépendant, critique d’art visuel et poète, Sylvain Campeau a récemment participé à l’ouvrage collectif La Face, un moment photographique (Dazibao), au catalogue de Encontros da Imagem (Portugal) et à la revue espagnole Papel Alfa. Il a récemment assuré le commissariat des expositions Hémogrammes (Occurrence, Mtl) et Fauna Secreta (Musée Redpath, Mtl ; TPW, Toronto) présentées dans le cadre du Mois de la Photo à Montréal, 6ème édition.