Robert Walker, Mediascapes: New York, Montreal, Warsaw – Pierre Dessureault, Labyrinthes mercantiles

[Été 2008]

La perméabilité de la division entre le paysage urbain et son contenu publicitaire est de plus en plus importante dans le monde d’aujourd’hui. Le travail photographique de Robert Walker illustre cette situation de façon exemplaire. Les œuvres présentées ici couvrent plusieurs continents et décennies. Les compositions illusionnistes et les couleurs vibrantes que l’on y retrouve sont devenues la signature de cet artiste au fil des ans. Ces aspects de son œuvre font écho à la confusion urbaine qui règne aujourd’hui tout en la développant toujours davantage. Que ce soit à New York, à Varsovie ou Montréal, Walker immobilise des points de vue déstabilisants où les avant et arrière-plans se substituent. Les usagers de ces paysages urbains y sont des acteurs d’un étrange théâtre qui n’est que trop réel.

par Pierre Dessureault

Robert Walker est venu à la photographie en 1975, après des détours par la peinture abstraite et l’art conceptuel. L’image est présente dans sa production conceptuelle sous la forme de photographies quasi génériques et réalistes qu’il utilise soit comme preuves de ses interventions dans le domaine public, soit comme signes culturels qui porteront des idées, soit comme objets trouvés qui s’intégreront à des collages. Ce travail avec et par l’image se situe dans la recherche d’un art qui soit en prise sur la vie et les questions sociales. Dans cette perspective radicale, la photographie sert d’outil pour remettre en question l’objet esthétique bourgeois alors qu’à la même époque le médium lui-même interroge la véracité de ses représentations et cherche à se positionner dans l’univers médiatique émergent.

Le cadre de l’image tranche dans le vif et prélève à l’emporte-pièce un morceau dense et compact du réel sans arriver à contenir le déferlement des formes urbaines

À la suite d’un atelier avec Lee Friedlander, Walker se tourne vers le paysage social. Le critique et éducateur américain Nathan Lyons a élaboré sa conception de cette approche à l’occasion de l’exposition Towards a Social Landscape, qu’il organise en 1966 et qui regroupe les photographies de Bruce Davidson, de Lee Friedlander, de Gary Winogrand, de Danny Lyon et de Duane Michaels. Le trait unificateur de ces démarches, à première vue individuelles et disparates, est l’exploration de la ville nord-américaine et du foisonnement des signes envahissant les rues dans un instantané. Cette manière de faire rappelle la figure du détective, cette forme moderne du flâneur dans le Paris de Baudelaire que décrit Walter Benjamin : « Il [le détective] élabore des formes de réactions qui conviennent au rythme, au temps de la grande ville. Il saisit les choses au vol; il peut ainsi rêver qu’il est proche de l’artiste. Balzac considère que l’essence de l’artiste, d’une manière générale, réside dans la rapidité de la saisie.1 Cette prise de vue à bout de bras, sans apprêt, sans réflexion ni calcul, fixe le mouvement dans l’instabilité précaire du moment et traduit le choc de la rencontre entre le photographe et la ville. Ce n’est pas l’euphorique et utopique premier regard posé sur les choses revendiqué par l’art, mais plutôt l’émergence d’une vision fugitive saturée d’images qui défilent à toute vitesse dans le chaos urbain.

Walker fait son nid dans la foule et le méli-mélo des rues de New York, de Montréal, de Varsovie, de Paris, de Rome et de Toronto. «La foule est son domaine, comme l’air est celui de l’oiseau, comme l’eau celui du poisson. Sa passion et sa profession, c’est d’épouser la foule. Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir. L’observateur est un prince qui jouit partout de son incognito.2

Véritables collages d’impressions, les images de Walker sont composées de collisions d’éléments discordants portés par le hasard des juxtapositions les plus improbables. Vitrines où se jouent superpositions et reflets, enseignes au néon criardes, affiches tronquées vendeuses de rêve, graffiti, passants anonymes faisant office de figurants au regard fuyant en tous sens, édifices vus en contre-plongées saisissantes coexistent dans le plus grand désordre et luttent pour avoir la meilleure place dans l’espace pictural découpé d’angles saillants. Le cadre de l’image tranche dans le vif et prélève à l’emporte-pièce un morceau dense et compact du réel sans arriver à contenir le déferlement des formes urbaines qui fuient et débordent de tous les côtés, entraînant l’œil vers un improbable hors-champ. Cette manière de jouer des dissonances visuelles en les entrechoquant serait en quelque sorte un équivalent des cut-up du romancier William S. Burroughs qui, en découpant et recollant au hasard des textes, fait surgir, d’un matériau déjà formé, une nouvelle manière de voir et de sentir. Dans sa préface au recueil de photographies de New York réalisées par Walker, l’écrivain décrit cet envers du visible et de la perception ordinaire que doit mettre au jour l’art du photographe au même titre que celui de l’écrivain : «L’objectif de l’art est de rendre le lecteur ou le regardeur conscient de ce qu’il connaît mais ne sait pas qu’il connaît… Ceci est d’autant plus vrai de la photographie puisque le photographe fait prendre conscience au regardeur de ce qu’il voit et ne voit pas en même temps.3

L’espace public saturé de messages contradictoires devient un espace pictural composite où les mots, les couleurs et les formes architecturent l’image, cette surface lisse dépouillée de contenu narratif, la plupart du temps verticale pour épouser la poussée en hauteur de la ville. Enseignes, écriteaux et graffiti se taillent un premier rôle dans l’avalanche des plans qui se chevauchent et se télescopent. Les mots y sont plus que des signes graphiques ou des tracés gestuels exécutés dans la spontanéité de l’instant : ils relaient des messages indicateurs des valeurs sociales. Par exemple, Color Is Power apparaissant sur un panneau publicitaire à New York est à l’origine un message publicitaire de la compagnie Avon qui, une fois détourné, fait figure d’énoncé de principe de la part du photographe et est devenu le titre d’un de ses recueils de photographies4. Extirpé de la culture marchande dont il est un produit au même titre que la marchandise qu’il doit vendre, le slogan publicitaire acquiert une portée universelle. Sa force de frappe, magnifiée par le détournement et l’assemblage avec les autres éléments du décor urbain, redonne aux mots leur pouvoir d’énonciation et leur sens.

Walker travaille au grand jour et privilégie la lumière crue du midi qui intensifie les contrastes et sature les couleurs. Il utilise celles-ci non pas pour leurs propriétés descriptives ou encore comme accent destiné à créer une atmosphère ou ajouter à une touche de symbolisme à la scène, mais comme élément plastique, porteur de qualités expressives. Comme le faisait le peintre qu’il était à ses débuts, le photographe tire parti des vibrations chromatiques produites par le voisinage de grandes plages de couleurs aux contours nettement découpés. «Si mon travail a des affinités avec la peinture, c’est parce que je compose mes images avec une certaine sensibilité pour l’abstraction. Lorsque je choisis un sujet à photographier, j’oublie complètement les gens ou objets qui composeront l’image et ne pense qu’en termes de couleurs et de formes. Je crois que si j’ai appris quoi que ce soit de mes années en peinture, c’est d’être capable de voir l’image dans son ensemble comme une abstraction et de ne pas me laisser séduire par les sujets dramatiques.5 »  

Peu importe la ville où il se trouve, Walker nous montre une seule et même chose : l’envahissement de l’espace urbain par la publicité et les images toujours plus racoleuses et le nivellement des particularismes qui s’ensuit. L’uniformisation est la règle. Comme les chambres des hôtels de grandes chaînes partout semblables pour éviter au voyageur le dépaysement, les rues de toutes les grandes villes de l’Occident offrent au regard du promeneur le même décor, le même paysage sans horizon. Partout les mêmes lois : celles du mercantilisme.

La rue est devenue espace publicitaire. Le flâneur erre « dans le labyrinthe de la marchandise comme il errait auparavant dans le labyrinthe de la ville.6

1 Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot, 1979, p. 63.2 Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », in Charles Baudelaire critique d’art, tome II, Paris, Librairie Armand Colin, 1965, p. 449.

3 William S. Burroughs, Introduction au recueil de photographies de Robert Walker, New York Inside Out, Toronto, Skyline Press, 1984, sans pagination. Traduction de l’auteur.

4 Robert Walker, Color Is Power, New York, Thames & Hudson, 2002.

5 Magdalena Ignaczak talks to Robert Walker, Lodz-Montreal, March 19th, 2001, in : Robert Walker, Color is Power, Lodz, Museum Sztuki, 2001, p. 24. Traduction de l’auteur.

6 Walter Benjamin, op. cit., p. 82.

Robert Walker est né à Montréal, où il étudia la peinture à l’Université Concordia. Au milieu des années soixante-dix, il se découvrit un intérêt marqué pour la photographie de rue et déménagea à New York. Son premier livre, intitulé New York Inside Out, fut publié en 1984. Ses œuvres ont été exposées régulièrement aux États-Unis, au Canada et en Europe. Son dernier livre, Color Is Power, a été publié en 2002 par Thames & Hudson. Il partage maintenant son temps entre Montréal, New York et Varsovie.

Pierre Dessureault a été conservateur au Musée canadien de la photographie contemporaine. Il a organisé de nombreuses expositions et publié un grand nombre de catalogues portant sur la photographie actuelle. Il est aujourd’hui historien de la photographie et commissaire indépendant.