Signals in the Dark, La pratique artistique à l’ombre de la guerre – Elitza Dulguerova

[Printemps 2009]

Galerie Leonard et Bina Ellen, Université Concordia
29 août au 11 octobre 2008
Commissaire : Séamus Kealy (Blackwood Gallery, Université de Toronto / Mississauga)

Pour le futurisme italien, dont on célèbre le centième anniversaire de la naissance, la guerre était une source de renouveau qui devait assainir et rajeunir la civilisation européenne en faisant violence aux habitudes culturelles et aux assises sociales. L’exposition organisée par le commissaire Séamus Kealy est à l’opposé d’un tel enthousiasme. Réunissant seize jeunes artistes représentatifs de la scène canadienne et internationale (sans compter les programmes de projections parallèles), elle vise à émettre un commentaire critique sur les modalités de fonctionnement de la guerre comme « machine » de pouvoir à l’échelle mondiale, et aux États-Unis en particulier1. « Signaux dans les ténèbres », les œuvres sélectionnées se doivent de dissiper l’ombre de la guerre et d’éclairer le chemin du visiteur. C’est dire que la mission confiée à l’art dans ce cadre relève d’une croyance en la capacité de l’image à éveiller la conscience citoyenne des consommateurs d’art.

Or, comme en conviennent Boris Groys et Brigitte van der Sande dans le catalogue de l’exposition, l’abondante circulation d’images reproductibles a fini par usurper le champ visuel au quotidien. Une stratégie pour contrer cette concurrence consiste à déplacer l’image médiatique vers le champ de l’art : ainsi en est-il de la figure tristement emblématique des prisonniers cagoulés d’Abou Ghraïb, convertie par Abdel-Karim Khalil en précieuse sculpture de marbre. D’autres artistes choisissent plutôt de brouiller les pistes en multipliant les références jusqu’à saturation, tels les dessins de Kristan Horton sur le thème de la Première Guerre mondiale qui aspirent le regard dans un vertige de citations; tel le débordement excessif des genres par lequel la bande vidéo de Sonja Savic esquisse une métaphore de Belgrade en 1998.

Certaines œuvres optent pour la performance comme moyen de libération d’une expérience traumatique. Dans la bande vidéo d’Anri Sala, la sobriété du dispositif maintient une tension productive entre l’expérience sonore des bombardements et leur traduction en chant. Les projections de Köken Orgun sont plus équivoques : les cérémonies officielles qu’il filme font connaître l’emprise de l’armée en Turquie, mais sont aussitôt esthétisées pour leur valeur de spectacle. Redoutablement plus efficace, le petit moniteur de Kendell Geers présentant une séquence documentaire de lynchage en Afrique du Sud interpelle la possibilité même que la violence fasse objet de représentation.

Cette difficulté de rendre visibles l’indicible terreur et l’horreur de la guerre détermine chez plusieurs artistes un tournant vers des systèmes descriptifs. Le souci d’informer guide le projet du Bureau d’études dont les diagrammes, d’une complexité à la fois enviable et déroutante, exposent les réseaux de connivence entre intérêts politiques, économiques, militaires et culturels. L’inventaire devient procédé de travail chez Johan Grimonperez qui accumule des images de détournement d’avion, et chez Sean Snyder qui collectionne les apparitions de nouvelles marques de commerce partout dans le monde : leurs projets vidéo respectifs génèrent une histoire et une géographie critiques de la circulation des artefacts visuels de nos jours.
En récupérant les moyens de la signalétique visuelle dans l’espace public, les panneaux de Jamélie Hassan Because… there was and there wasn’t a city of Baghdad et Vous êtes sortis du secteur américain de Ron Terada exhibent les modalités de construction symbolique du territoire comme enjeu de guerre.

L’installation vidéo d’Omer Fast Tank Translated condense plusieurs préoccupations de l’exposition. Ses quatre canaux présentent des entrevues avec le commandant, le conducteur, le canonnier et le chargeur d’un char d’assaut israélien précédemment déployé en territoire palestinien. Agencés selon les positions des occupants du véhicule, les moniteurs rendent caduque la possibilité d’un récit unique, alors que les sous-titres anglais tronquent le sens des entrevues. L’ellipse, la traduction antinomique ou la commutation de termes militaires et artistiques récusent l’efficacité du langage et de l’image comme systèmes d’accès à l’expérience de la guerre, tout en soulignant le jeu de pouvoir inhérent aux pratiques artistiques.

La multiplication des pistes d’interprétation est également au cœur de la magistrale Tin Drum Trilogy de Paul Chan. Sa première partie conçoit sur un mode grotesque la vie privée des membres de l’administration Bush s’ils étaient soldats en Afghanistan; la deuxième étale presque sans commentaire la diversité de la vie quotidienne à Bagdad à la veille de l’invasion de 2003; la troisième révèle les tensions inavouées entre éthique religieuse et politique officielle chez les électeurs conservateurs du Nebraska. La trilogie complexifie ainsi intentionnellement les représentations préconçues des amis et des ennemis, tant politiques que religieux2.

Il reste toutefois à savoir ce qui attire le public dans une exposition sur l’art et la guerre : est-ce l’attente, exprimée par Groys, que le contexte de l’art soit un véritable rempart de résistance critique, ou le soulagement d’y exercer notre responsabilité civique?

1. L’essai du commissaire dans le catalogue de l’exposition élabore en détail l’idée de la « machine de guerre » en s’inspirant des écrits de Gilles Deleuze, de Slavoj Žižek, de Michael Hardt et d’Antonio Negri. Voir Signals in the Dark: Art in the Shadow of War, Toronto, Blackwood Gallery, Justina M. Barnicke Gallery, 2008.2. Voir l’entrevue de George Baker avec Chan dans October, nº 123, hiver 2008. Pour plus d’informations sur les œuvres dans l’exposition, voir le site de la galerie Leonard et Bina Ellen : http://ellengallery.concordia.ca/2006/fr/reflexion_signals.php

Elitza Dulguerova est post-doctorante à Stanford University. Son livre Usages et utopies : l’exposition dans l’avant-garde russe prérévolutionnaire paraîtra en 2009 aux Presses du réel.