Steichen. Glamour, mode et célébrités – Alexis Desgagnés

[Printemps/été 2012]


Edward Steichen.
Glamour, mode et célébrités
Les années Condé Nast, 1923-1937

Musée national des beaux-arts du Québec, Québec
Du 27 octobre 2011 au 5 février 2012

Dans ses Mythologies, Roland Barthes voit dans la représentation du visage de Greta Garbo la fin d’une époque où le faciès humain figurait presque nécessairement une « beauté existentielle », s’opposant aux « beautés périssables » qui, quelques années plus tard, ont inondé l’industrie cinématographique. Si le célèbre portrait de Garbo réalisé par Edward Steichen semble donner raison à Barthes, beaucoup des images présentées dans l’exposition Steichen. Glamour, mode et célébrités, Les années Condé Nast, 1923-1937, produite par la Foundation for the Exhibition of Photography de Minneapolis et consacrée au photographe américain, pourraient sans doute également confirmer cette thèse.

Puisé dans les archives de l’empire médiatique Condé Nast et rassemblé par les bons soins des commissaires William A. Ewing, Todd Brandow et Nathalie Herschdorfer, le corpus de l’exposition est constitué de portraits et de photographies de mode réalisés entre 1923 et 1937, alors que Steichen assumait la fonction de photographe en chef des magazines Vogue et Vanity Fair. L’exposition, composée de deux sections, survole les principaux aspects de la production de Steichen à cette époque où, nous dit-on, il photographia plus de 1000 célébrités pour le compte de ces pé­­rio­diques. Au centre de la salle, des cimaises accueillent les portraits de per­sonnalités de l’époque issues de diverses sphères culturelles, allant de la politique à la littérature en passant par la danse, le théâtre et le cinéma. Sur le pourtour de la salle s’enchaînent plutôt les photographies de mode, montrant des mannequins qui arborent les créations de couturiers tels Chanel, Lanvin, Cartier ou Poiret. Dans cette section, on trouve également quel­ques exemplaires de magazines illustrés par les photographies de Steichen.

Outre quelques cartels qui introduisent les sous-sections de l’exposition en résumant assez schématiquement les enjeux de la production du photographe (Steichen et le portrait, Steichen et l’histoire de l’art, Steichen : une éducation parisienne, Steichen, la photographie et les magazines, Steichen et la mode, etc.), l’essentiel du propos consiste en l’identification des individus photographiés par l’artiste.Malheureusement, la plupart de ces identifications sont considérablement anecdotiques et réductrices, les détails biographiques dont elles sont truffées apportant bien peu de lumière sur le travail de Steichen. Le discours vise plutôt à célébrer l’inventivité novatrice de Steichen, en le présentant comme le pionnier de la photographie de mode, voire de l’imagerie glamour. Si l’exposition comporte plusieurs tirages qui, par des mises en scène aux éclairages savamment travaillés, confirment le savoir-faire de cet incontournable de l’histoire de la photographie, elle ne fait cependant qu’effleurer la question de l’apport inévitable du processus éditorial dans la production d’images destinées à une diffusion médiatique.

En effet, l’exposition fait l’économie d’élé­­ments de contextualisation historique qui auraient enrichi considérablement la compréhension du corpus. Une présentation du microcosme socioprofessionnel particulier dans lequel travaillait Steichen aurait permis de situer le processus créatif au sein d’une structure de production où existait assurément une interdépendance entre le travail du photographe et celui des autres artisans des magazines qui l’employaient (assistants, graphistes, rédacteurs, journalistes, etc.). Il aurait été également judicieux d’éclairer le cor­pus à la lumière du rapport de Steichen au genre du portrait dans la période précédant les années Condé Nast, c’est-à-dire à l’époque où le photographe, proche d’Alfred Stieglitz, était une des figures clés du célèbre et avant-gardiste magazine de photographie Camera Work. Plus généralement, un survol historique de l’industrie du portrait photographique, un des principaux créneaux de l’économie de la photographie depuis les années 1850, aurait permis d’atténuerle penchant mythificateur du propos de l’ex­position, en liant le travail du photographe américain à la longue tradition des portraitistes allant notamment de Disdéri à Sander en passant par Carjat et Nadar.

Sans doute peut-on imputer la relative pauvreté du discours de l’exposition au fait que ses concepteurs ont limité leurs recherches aux seules archives Condé Nast. En effet, tout se passe comme si on aspirait moins ici à la mise en lumière du travail de Steichen qu’à la mise en valeur, au sens propre, d’un corpus provenant des archives d’un empire médiatique appartenant au grand collectionneur d’art si Newhouse, qualifié de Médicis moderne par le magazine Forbes1. Bref, tout comme les « beautés périssables » de Hollywood, cette exposition semble trouver dans le caractère séducteur et mythique du glamour les ressources adéquates pour faire de l’histoire de la photographie un produit de consommation culturelle parmi tant d’autres.

1  Anthony Haden-Guest, « Top Billionaire Art Collectors », Forbes (2005). En ligne : www.forbes.com/2005/03/09/cx_ahg_0309hot.html (consulté le 22 janvier 2012).


Historien de l’art, Alexis Desgagnés vit et travaille à Québec, où il partage son temps entre l’écriture, le commissariat d’expositions et la pratique de la photographie. Auteur d’une thèse de doctorat portant sur la propagande visuelle révolutionnaire russe, ses recherches actuelles concernent principalement l’histoire de la photographie d’hier et d’aujourd’hui. Il est également coordonnateur aux communications à vu, centre de diffusion et de production de la photographie.

 
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