Steve Veilleux, Projections – Sébastien Hudon, D’une dystopie réalisable

[Hiver 2015]

On peut aisément se figurer la scène, si banale qu’elle en est universelle. Par une nuit sans lune, les phares de haute intensité allumés, la voiture neuve d’un couple neuf fonce sur une route lointaine, hors des centres-villes. Ils s’y voient déjà, famille nucléaire de l’ère post-atomique bercée par l’illusion d’une banlieue extraordinaire, comme il y en a des milliers. Comme un éclair, parmi les hautes herbes et les quenouilles, une affiche publicitaire montrant de futurs ensembles résidentiels surgit, habite l’imaginaire un instant, puis s’évanouit.

Le travail de Steve Veilleux nous place devant ce moment où l’image préfabriquée et prophétique d’un promoteur immobilier n’a pas encore rencontré sa concrétisation. Dans cette suite commencée en 2012, on distingue certaines de ces affiches photographiées de nuit au flash. Seulement, voilà que les informations écrites sur les panneaux-réclames ont été gommées, ne laissant pour ainsi dire que la « rhétorique graphique » et véritable matrice faite de modélisations infographiques tridimensionnelles et de clichés de familles aux sourires factices et anonymes tirés de banques d’images en ligne.

À cette série Veilleux adjoignait récemment un court métrage vidéo d’une durée d’environ quatre minutes intitulé Contrecœur. Il s’agit en fait d’une animation de synthèse en trois dimensions où l’artiste utilise le même principe : seuls l’iconographie, le graphisme des encarts et la musique originale sont conservés. Rythme saccadé, travellings et zooms s’enchaînent rapidement, laissant une impression d’intense vacuité et de malaise. D’ailleurs, puisque ce type de montage nous est devenu familier grâce aux codes de la diffusion télévisuelle, à certains instants de l’œuvre, on se croirait, par exemple, plongés au cœur d’un bulletin de nouvelles annonçant une catastrophe dans un quartier méconnu… Un effet qui évoque inévitablement le travail de Barthes en sémiologie portant sur la rhétorique de l’image, soit comment se construit et se modifie le sens d’une photographie dès lors qu’une légende y est apposée.

Quoi qu’il en soit, le vertige fascinant et terrifiant ressenti au contact de ces œuvres nous renvoie à la réclame propagandiste et utopique des années 1950, aux belles heures du baby-boom (mais aussi de la guerre froide) avec une inquiétante similarité. De même, les compositions tapageuses de la réclame contemporaine tentent-elles – en vain ? – de nous imprégner de ce simulacre de bonheur préfabriqué.

Logé tel une dent dans la chair de nos plus tendres aspirations, l’argument de vente ressurgit implacablement, régulier, constant, son image demeurant inchangée. Reste à savoir, avec un retard de quelques générations et alors que le spectre de l’effondrement global des écosystèmes nous taraude, comment les marchands de rêve réussiront à nous vendre, une dernière fois, sans non plus y croire, l’envoûtement de la geôle domestique au cœur d’une dystopie réalisable.

Né en 1985, Steve Veilleux est originaire de Contrecœur, en Montérégie, où il vit toujours. Principalement photographique, sa pratique artistique s’intéresse à la transformation du paysage dans sa région natale et interroge aussi la nature ambiguë de la photographie. En 2012, il a reçu une bourse de la relève du Conseil des arts et des lettres du Québec. Récompensé au festival Flash Forward de la fondation Magenta en 2013, son travail a été principalement exposé au Québec.
www.steveveilleux.com

Directeur artistique à La Bande Vidéo, Sébastien Hudon est auteur et commissaire indépendant. Il a travaillé dans diverses institutions muséales, dont le Musée national des beaux-arts du Québec et le Musée des beaux-arts de Montréal, occupant des fonctions relatives à l’acquisition et à la documentation d’œuvres photographiques. À titre de commissaire, il a présenté deux expositions à la Maison Hamel-Bruneau, à Québec, soit Concerto en bleu majeur et Photographes rebelles à l’époque de la Grande Noirceur (1937-1961).

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