Tacita Dean, Hors du temps : Un regard qui touche – Stephen Horne

[Printemps-été 2014]

Par Stephen Horne

« [C’est] avant tout un mode créatif de perception qui donne à l’individu le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue. »
—D. W. Winnicott1

Telle fut la réponse de Winnicott à la difficile question de la réconciliation avec notre propre temporalité, un problème souvent abordé par les artistes, de On Kawara à Ann Hamilton, en passant par Tacita Dean. Ceux-ci ont tenté de résoudre ce défi de deux façons : par une pratique artistique qui cultive une relation avec le passé, ou au contraire en explorant de nouvelles formes de subjectivité. Pourtant il est parfois difficile de les distinguer l’une de l’autre. C’est le cas chez Tacita Dean, notamment dans son récent film JG2, hommage à J. G. Ballard et au Spiral Jetty de Robert Smithson, qui adopte une forme commémorative. Comme beaucoup d’artistes contemporains, Dean examine inlassablement la question du temps et de sa signification. Si pour Ballard et Smithson la notion du temps reste platonicienne, donc perçue comme un déclin continu, leurs pratiques artistiques respectives envisagent un passé antérieur dans une trame complexe de projections remémorées.

Tacita Dean appartient à la génération des « Jeunes artistes britanniques » (YBA). Sa pratique fait appel à la récupération, aux détritus, aux surfaces réutilisées, aux images trouvées et aux sujets perdus, et (particulièrement) à l’intégration du temps et de l’espace. Dean y conjugue le bricolage, la flânerie et la poétique baudelairienne avec beaucoup de soin, de concentration et de tendresse. Elle propose principalement des « installations » centrées sur le film, et pourtant ses expositions nous confrontent à, et sollicitent de notre part, un type d’attention tactile qui est presque du registre de la peinture. C’est dire combien le toucher est essentiel pour Dean : on le constate notamment dans ses séries de photographies et cartes postales peintes (re-touchées), ou dans ses immenses dessins à la craie sur tableau noir. Son intérêt pour le film et la photographie semble presque paradoxal, étant donné sa passion pour l’expérience tactile ; mais c’est sur le modèle d’un regard qui touche, et d’un toucher qui voit, qu’elle associe tactilité et reproductibilité, présence et absence. Pour Dean, le toucher est imprégné de mémoire, qu’elle soit évocation benjaminienne ou réminiscence proustienne. Le toucher implique une surface ; or le fait de travailler sur une surface unique, comme en peinture, l’intéresse moins que de réaliser une série. La démarche de Dean adopte une stratégie anachronique, privilégiant la fabrication artisanale des choses dans un monde où la choséité disparaît au profit de l’information.

Dean est surtout connue pour ses œuvres commémoratives réalisées sur film celluloïd 16 mm, ainsi que pour ses livres uniques rassemblant des photographies trouvées, tel le remarquable Floh (2001), qui met en valeur non seulement l’objet livre mais également la qualité non discriminatoire de la photographie. À une époque ses films auraient été caractérisés comme des « documentaires expérimentaux », mais ils se retrouvent aujourd’hui incorporés à la catégorie beaucoup plus large des « films d’artiste », destinés principalement aux galeries et musées. Et pourtant, parmi les réalisateurs dont la démarche se compare à la sienne, je citerais Werner Herzog, Chantal Akerman et Chris Marker. Ses films sont généralement des boucles d’environ une demi-heure, privilégiant des procédés techniques qui soulignent l’aspect temporel du visionnement et l’éventualité de la fiction au sein du documentaire. Le plan-séquence, la cinématographie statique, la fragmentation du sujet et ses vues en gros plan, la narration minimale, l’abondance de plans fixes, la lumière naturelle et le son optique, tout contribue à nous faire prendre conscience du temps et de l’espace de production.

Souvent, le dispositif de projection fait partie intégrante de l’installation, comme ce fut le cas pour son film Merce Cunningham Performs STILLNESS…, montré à Montréal l’an dernier, où de nombreux projecteurs participaient à la chorégraphie de l’installation filmique. Ces diverses pratiques et procédés aboutissent à une œuvre d’art qui fonctionne en commémorant sa propre existence dans le temps et l’espace, tout comme celle du spectateur, dont la perception du temps est inévitablement influencée par la conscience de sa mortalité. L’intérêt de Dean pour la mémoire exprime en réalité sa compassion pour le momentané, pour l’évènement, cette occurrence continue et ambiguë d’un « maintenant » qui est le passage du temps.

JG est un film 35 mm anamorphique de vingt-six minutes (grand écran) conçu pour être projeté en boucle dans une galerie ou un musée. Dean a plus souvent utilisé le 16 mm, mais le grand format permettait ici à l’artiste d’utiliser un ingénieux système de son invention, où des pochoirs sont insérés dans la fenêtre de projection. Ces pochoirs ajoutent un impact mécanique et physique aux images projetées : leur intensité culmine au sein d’une spirale aussi vaste que l’écran, à travers laquelle se déverse la lumière orangée du soleil, qui se déplace d’abord de droite à gauche, puis inversement. L’aspect mécanique et tactile de la spirale découpée, associé à ce flot de lumière, souligne la relation fondamentalement artisanale que Dean entretient avec les techniques de reproduction.

En tant que chantre d’une vision contre-utopique, J. G. Ballard est un précurseur explicite de Robert Smithson, chez qui le temps est interprété comme un processus de déclin entropique : le temps qui s’écoule et qui s’enfuit. Les titres de Ballard ressemblent à des notes envoyées à travers le temps ou laissées en attente pour Smithson : ses nouvelles Les voix du temps (1960), Le monde englouti (1962) et Forêt de cristal (1966) évoquent autant d’instructions chuchotées dans l’oreille avide de Smithson, instructions que celui-ci a développées à fois sous forme d’explications écrites et dans ses earthworks, dont la sculpture Spiral Jetty. Cette œuvre est au cœur du film de Dean, JG, sa pertinence étant liée à sa « disparition » sous l’eau depuis sa construction par Smithson en 1970. Or, dans cette narration tissée de remarquables coïncidences, Ballard lui-même a suggéré à Dean, juste avant sa mort, de « résoudre le mystère de Spiral Jetty. » Les coïncidences et leurs mystères constituaient déjà la matière première de Dean, tout comme l’emploi ironique du film analogique pour commémorer la disparition de celui-ci. Étrangement, Spiral Jetty a réapparu, lorsque les eaux du Grand Lac Salé qui l’avaient submergée dans les années 1970 ont baissé. Le film reflète l’intérêt de Dean pour les paysages extrêmes ou inhabituels, et incorpore des images qui semblent empruntées à la vision contre-utopiste de Ballard, avec ses machines autrefois futuristes désormais à l’abandon, inutilisables, leurs roues brassant d’elles-mêmes et sans but des canaux d’eau stagnante et salée. À ce paysage inhabité se superposent des citations en voix-off de Smithson et Ballard, dont l’une des plus marquantes est de Ballard : « Robert, il faut que je vous le dise. Même le soleil se refroidit. »

La récente exposition consacrée à Dean par la Galerie Marian Goodman3, à Paris, comprenait également une série de cartes postales qu’elle a retouchées au pinceau. Les images originales sont toutes anonymes, sauf une, qui a retenu mon attention car elle était identifiée comme une œuvre de Caspar David Friedrich, le peintre romantique allemand par excellence. Sur la douzaine de cartes présentées, c’était la seule dont la source soit mentionnée, ce qui désignait la figure de Friedrich comme particulièrement significative. Les affinités de Dean avec le romantisme allemand sont plus apparentes encore dans son film commémorant Joseph Beuys et sa vision biophile du monde : l’énergie bénéfique de la nature inspirait à Beuys un programme social fondamentaliste. (Dean vit à Berlin depuis dix ans.)

Dean a réalisé de multiples films commémoratifs sur des créateurs dont l’œuvre explore également les thèmes de la narration, de l’histoire, de la mémoire et de l’écriture : W. G. Sebald, Michael Hamburger, Cy Twombly ou Mario Merz, entre autres. Ils ont tous en commun leur intérêt pour les correspondances entre l’écriture ou l’ « indexicalité » et le phénomène du vieillissement, de la mortalité, la proximité avec la mort – donc avec la nature – mais aussi la mortalité narrative : la problématique de la fin dans les structures narratives. Fidèles à l’esprit romantique, ses films engagent un dialogue intime, voire ludique, avec la mortalité, avec le charisme de la mortalité, et celui de la créativité. Cette référence à la nature s’affirme dans les nombreux films de Dean décrivant des évènements naturels : un coucher de soleil (The Green Ray, 2001), des éclipses de soleil (Banewal, 1999), une autre éclipse solaire (Diamond Ring, 2002) ou des oiseaux ; ainsi que dans sa vaste collection personnelle de trèfles à quatre, cinq et six feuilles. Dean est visiblement à l’aise avec la superstition et la magie des coïncidences.

Cet univers où le toucher et la mémoire se conjuguent est celui de l’expérience selon H.-G. Gadamer, parmi d’autres penseurs dans la tradition de l’herméneutique. L’art est une référence fondamentale dans son analyse de l’expérience. Sa conception de « l’expérience » comme une chose « vécue » repose en particulier sur cette notion : « quelque chose d’inoubliable et d’irremplaçable, de fondamentalement inépuisable pour la détermination de son sens dans la compréhension4. » Sa réflexion puise notamment dans le subjectivisme romantique qui remet en question la technicité moderne ; en ce sens, elle s’accorde avec celle de Winnicott, notamment telle que Bernard Stiegler l’a reprise. Ces diverses figures sont pertinentes pour aborder à la fois le travail de Smithson et celui de Dean, en lien avec l’idée de « continuité » selon le terme de Smithson.

Ce que Ballard, Smithson et Dean invoquent dans cette notion de continuité perdue, c’est la perte du sentiment d’appartenance, dans l’espace et le temps : la solidarité dans le cadre de la collectivité, mais aussi le sentiment de s’inscrire dans une lignée ancestrale et de participer à un futur commun. L’être humain en tant que projet inachevé, dans le contexte aléatoire d’une incertitude partagée, acquiert un caractère dérisoire. Ainsi, la nostalgie omniprésente dans les œuvres de Dean n’est pas seulement une nostalgie envers le passé, mais envers un avenir qui se perd dans une anomie technologique plus marquée que jamais. Le fait que des artistes œuvrant sur la mémoire et sa transmission, comme Stan Douglas, Eija-Liisa Ahtila et Dean, soient marginalisés par la critique, témoigne justement de cette aliénation contemporaine. Le futur contre-utopique décrit par J. G. Ballard au passé fait écho à celui de Kafka : son évocation d’une technologie autonome est la version déshumanisée d’un post-humanisme où l’humain absent est remplacé par une civilisation de la machine autosuffisante.

Pour éclairer ce problème de la « continuité », examinons l’œuvre de Dean à la lumière des récents travaux de Bernard Stiegler, philosophe dont la réflexion critique sur la technologie acquiert une influence et une pertinence grandissantes. En écho à Winnicott, Stiegler, un ancien étudiant de Derrida, exprime dans ses derniers écrits son inquiétude quant à une bifurcation dans l’évolution de la technologie : le courant qui domine aujourd’hui adopte une orientation nettement contre-utopique et anti-humanitaire, semblable à celle que Ballard annonçait dès les années 1960. Selon Stiegler, cette dérive croissante vers une omniprésence de l’efficacité exclut la valeur et la dimension spirituelle reliées aux objets durables, et qui donnent justement un sens à la vie. Son analyse du rapport entre la technologie et la nature, loin du luddisme, est également intrigante : il approuve la codétermination de l’une par l’autre, estimant que l’humanité s’invente elle-même par l’invention de la technologie, qui est l’invention du temps et de l’espace. Ici, son récit rejoint ceux de Ballard, Smithson et Dean : la fin est signifiante pour nous, mais le devenir technologique est sans fin, et son « progrès » perturbe continuellement des références culturelles profondément enracinées (la « continuité » de Smithson) par son obsession pour l’ordre, le calcul et l’efficacité. Si l’obsolescence et le déclin sont récurrents dans les œuvres de Dean, ce n’est pas dans une perspective rétrograde, mais dans une tentative de maintenir ouverte une fenêtre vers des futurs alternatifs et une « différance » (Derrida). La pratique de Dean est remarquable pour sa capacité à célébrer – dans leur unicité même – la vie d’une personne, une réussite artistique, un phénomène naturel ou un moment spécifique, par l’emploi paradoxal de la reproduction technique – considérée à une époque comme favorisant la démocratisation de la culture au détriment de l’unicité et de l’aura. Les mémoriaux de Dean exemplifient le souci d’une « continuité » où l’avenir demeure un projet humain, ainsi que la résistance au projet totalitariste d’une réalité orientée vers l’ordre, le calcul et l’efficacité.
Traduit par Emmanuelle Bouet

1 D. W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, p. 91.
2 JG, film commandité et présenté par l’Arcadia University Art Gallery, Glenside, Pennsylvanie, 2013.
3 Tacita Dean, JG, exposition tenue à la Galerie Marian Goodman, à Paris, du 3 janvier au 1er mars 2014.
4 Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1996, p. 84.

 
Stephen Horne, commissaire indépendant et auteur, a enseigné à l’Université NSCAD et à l’Université Concordia, et contribue à des magazines, des catalogues et des anthologies au Canada et ailleurs. Il vit à Montréal et en France.

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