Une esthétique de chiffonnier (le photographe itinérant) – Olivier Asselin

[Été 2000]

par Olivier Asselin

Descendons un peu plus bas. Contemplons un de ces êtres mystérieux, vivants pour ainsi dire des déjections des grandes villes […]. Voici un homme chargé de ramasser les débris d’une journée de la capitale.Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il le catalogue, il le collectionne. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts. Il fait un triage, un choix intelligent, il ramasse, comme un avare un trésor, les ordures qui, remâchées par la divinité de l’Industrie, deviendront des objets d’utilité ou de jouissance. — Charles Baudelaire, Du vin et du hachisch (1851).

Telle qu’elle est conçue traditionnellement, la contemplation esthétique préfère l’immobilité, l’immobilité du spectacle et surtout l’immobilité du spectateur. L’esthète s’arrête devant un paysage sublime ou un beau tableau, il s’assoit pour assister à une représentation ou pour lire, etc. Cette posture si commune l’est sans doute parce qu’elle remplit, littéralement ou métaphoriquement, deux conditions essentielles de l’esthétique moderne : elle peut sembler assurer l’isolement du spectacle de son site et le détachement du spectateur de son corps, l’autonomie de l’objet esthétique et le désintéressement du sujet – hors de l’expérience quotidienne et du temps historique.

Mais cette expérience esthétique pure est largement une fiction : évidemment, il n’est pas de réflexion sans tête, pas de sentiment sans poumons, pas de vision sans yeux et, surtout, pas d’épiphanie sans pieds. Le corps, le corps empirique, le corps mobile est la condition de possibilité de cette expérience esthétique pure, qui se doit, chaque fois, d’être rare et inattendue. Le paysage sublime ou le beau tableau n’apparaît au sujet qu’au cours d’un déplacement dans la nature ou dans le musée. Et ce déplacement esthétique est d’un type bien particulier. En principe, il n’est pas finalisé, il est plutôt comme une promenade : l’esthète se déplace sans but, sans savoir où il va, ni précisément ce qu’il cherche. Il se met, à l’égard de ce qui l’entoure, dans un état de disponibilité complète, de corps et d’esprit, propice aux découvertes.

La modernité a produit bien des avatars de ce promeneur solitaire : d’abord, bien sûr, le naturaliste qui apprécie les excursions dans la campagne ou en forêt (comme Rousseau), le touriste qui fait le « grand tour » de l’Europe, des Alpes à la Rome antique (comme Goethe), le voyageur qui part explorer le monde et d’autres cultures (comme de Bougainville), etc. Mais bientôt, avec le développement des grandes villes, de nouveaux types de promeneurs vont apparaître, qui errent non par loisir, parce qu’ils sont économiquement et socialement privilégiés, mais par nécessité, parce qu’ils sont souvent économiquement et socialement marginalisés, en particulier le flâneur.

Paradoxalement, c’est souvent à l’occasion de ces promenades esthétiques, sans fin, que se pose la question générale des fins de la nature et de l’histoire – la question téléologique. Déjà au XVIIIe siècle, devant quelque beau paysage ou quelque ruine antique, le promeneur se demande souvent quel est le but de tout cela. La nature a sans doute des causes, mais a-t-elle des fins, c’est-à-dire non seulement des fins subjectives (qui lui sont attribuées après coup), mais aussi et surtout des fins objectives (qui président à sa production) ? Devant la nature en général, comme devant l’histoire, la raison se trouve prise entre deux hypothèses ainsi que le notait Kant, dans la deuxième partie de sa Critique de la faculté de juger1: ou bien la nature est aveugle et marche sans but, elle n’est que bruit et fureur ; ou bien, elle est le résultat d’une finalité, c’est-à-dire d’une raison, d’une volonté, d’une intention, bref d’une divine providence. Entre ces deux hypothèses, le promeneur hésite toujours – selon son tempérament, sa condition, ses convictions religieuses et philosophiques et, bien sûr, selon l’allure même du spectacle, qui peut être beau ou sublime, simplement plaisant ou aussi terrifiant. Mais l’esthète a souvent un faible pour la thèse finaliste. Et déjà, la nature lui semble admirablement organisée (le corps humain, par exemple, qui est à la fois un système organisé et s’organisant lui-même).  Mais surtout, la nature, parfois, lui semble nous être destinée, à nous humains, par son utilité pour nous – la nature peut paraître soucieuse de notre bien-être et l’histoire progresser à notre avantage, sa perfection la nature semble soumise à la géométrie, comme la trajectoire des boulets forme une parabole et celle des corps célestes une ellipse, sa beauté – la nature semble faite pour nous plaire et par le sens qu’elle peut avoir pour nous – la nature semble nous envoyer des messages.

Ainsi, au XVIIIe siècle, la question téléologique s’est souvent posée à l’occasion de promenades dans la nature (ou devant les tableaux de paysage dans les galeries). Mais bientôt, la question des fins va aussi se poser ailleurs, à l’occasion d’errances dans la ville, dans la ville moderne, qui est souvent perçue comme une seconde nature: un immense organisme dont les fins sont insondables ou une forêt de symboles indéchiffrables. Le surréalisme est à cet égard particulièrement révélateur. Déjà, bien des textes publiés dans la mouvance du mouvement prennent la ville non seulement comme décor, mais aussi comme scène – notamment Le Paysan de Paris d’Aragon, Nadja et L’Amour fou de Breton, Les Dernières Nuits de Paris de Soupault. Ensuite, tous ces textes mettent en scène un flâneur – qui est à la fois le narrateur et le personnage principal – et la flânerie dans l’espace urbain est le principal moteur du récit (la description de la ville s’y substitue même souvent à la narration). Enfin, ces textes surréalistes posent explicitement la question téléologique. Le flâneur surréaliste erre sans but dans la ville, dans un état de disponibilité complète, qui le rend sensible à certaines coïncidences singulières. Mais le flâneur n’en reste pas là : il interprète ces rencontres fortuites comme des signes un « hasard objectif ». Breton définit d’abord la notion comme Engels, à qui, d’ailleurs, il emprunte le terme: le « hasard objectif » est « la rencontre d’une causalité externe et d’une finalité interne »2. Mais son interprétation cesse vite d’être strictement matérialiste pour devenir véritablement finaliste : ces rencontres fortuites ne sont pas des signes projetés par le sujet dans l’objet, mais bien des signes destinés au sujet par quelque mystérieuse providence. Ces « rapprochements soudains », ces « pétrifiantes coïncidences » sont des « faits qui, fussent-ils de l’ordre de la constatation pure, présentent chaque fois toutes les apparences d’un signal, sans qu’on puisse dire au juste de quel signal, qui font qu’en pleine solitude, je me découvre d’invraisemblables complicités, qui me convainquent de mon illusion toutes les fois que je me crois seul à la barre »3

Il peut paraître paradoxal que la question téléologique se pose ainsi dans la modernité et, non seulement dans la nature, mais dans la ville. Car dans la modernité, le monde s’est radicalement laïcisé et la ville peut sembler le lieu laïc par excellence: elle est l’autre de la nature, essentiellement humaine et clairement inhabitée par Dieu. Mais peut-être est-ce précisément pour cela que la question se pose là avec une acuité particulière. La ville moderne naît avec le développement du capitalisme, de l’industrie et de l’économie monétaire. Avec elle, la population s’accroît, la bourgeoisie s’affirme et de nouvelles classes apparaissent, comme la Bohème, et certaines grandes figures de la modernité, comme le flâneur. Le flâneur appartient à la Bohème. Il est de cette nouvelle classe de jeunes et de moins jeunes gens, lettrés mais infortunés, jadis attirés par la grande ville, mais aujourd’hui marginalisés en cette ville même4. Ainsi exclu du circuit de l’échange, le flâneur a du temps libre et, pour tuer le temps, il erre dans la ville. Ni vraiment producteur, ni consommateur, il est plutôt contemplatif. Par un mécanisme de défense, il a tendance à esthétiser cette ville qui l’exclut (comme il esthétise sa marginalité même). Autour de lui, il fétichise la marchandise pour lui donner quelque valeur d’usage alors qu’elle n’aura jamais plus qu’une valeur d’échange, il la transsubstitue en un signe divin, pour mieux nier son insignifiance absolue ; il imagine la ville comme un temple ou mieux, une nature ordonnée, une forêt de symboles, une allégorie même, pour oublier qu’elle n’est qu’un grand magasin, où s’échangent toutes les choses et les êtres; il assigne à l’histoire des fins transcendantes alors qu’elle n’est soumise qu’à la nécessité aveugle de l’économie de marché, où s’opposent une foule d’intérêts hétérogènes, qu’aucune « main invisible » ne pourra jamais harmoniser. Ou alors, il s’identifie à la marchandise, il attribue une âme aux objets inanimés, pour mieux oublier la transformation généralisée des êtres en marchandise. La ville entière devient son espace intérieur, son rêve à lui 5

Dans cette errance inquiète, la photographie peut jouer un rôle emblématique, qui deviendra évidemment plus efficace à mesure que les progrès techniques permettront au flâneur de devenir lui-même photographe et d’emporter avec lui un appareil portatif. La photographie permet, non pas tant de documenter la réalité, mais surtout de la transfigurer, mieux encore que ne le peut le regard nu de l’esthète ou sa mémoire. Comme image, cadrée, indicielle et instantanée, elle isole un fragment du monde, pour en prélever une empreinte, qu’elle pétrifie ensuite, pour toujours – en un fétiche rassurant. Dans cette opération, les marchandises deviennent des symboles, leur rencontre fortuite, une allégorie, le marché, une nature finalisée. Cependant, cette transfiguration est toujours incomplète : le symbole est souvent incompréhensible, l’allégorie, ruinée et cette nature, aveugle. Et la photographie, en même temps qu’elle tente ainsi de transfigurer le monde pour mieux le dénier, témoigne toujours de l’échec de cette tentative et révèle ainsi, a contrario, l’intraitable réalité.

Comme le disait Baudelaire, le flâneur est apparenté à d’autres itinérants, marginalisés comme lui, dans la ville même, par la société industrielle en particulier le chiffonnier, qui pourrait bien être l’emblème même de toutes les itinérances6. En effet, le flâneur erre dans la ville comme un véritable chiffonnier. Il mémorise des images ou prend des photographies comme d’autres ramassent les déchets de cette société industrielle, les restes de la production, de l’échange et de la consommation – de vieux chiffons. Et le flâneur transfigure ces images, comme le chiffonnier les recycle. Évidemment, l’itinéraire du flâneur semble moins finalisé que celui du chiffonnier et surtout plus radicalement indépendant du circuit de l’échange. Le chiffonnier cherche, il cherche les vieux chiffons, il les collectionne, pour les revendre ensuite et faire un peu d’argent. Mais le flâneur, lui, semble errer sans but, il collectionne des images (des souvenirs ou des photographies), mais non des choses, il ne produit, ni ne consomme, il n’acquiert, ni ne vend rien, il s’exclut du circuit de l’échange. Mais en fait, cette autonomie est sans doute elle-même largement rêvée. Car le flâneur finit toujours par vendre quelque chose, sinon sa force de travail, au moins des idées, des poèmes ou des photographies. Comme l’écrivait Benjamin au sujet de Baudelaire, telle est la vraie situation de l’artiste : « il se rend au marché en flâneur ; il prétend qu’il veut observer mais, en réalité, il cherche déjà un acheteur7. Et c’est ainsi qu’on peut être un « poète lyrique à l’apogée du capitalisme ». Ou un photographe.

Notes
1 Emmanuel Kant, « Dialectique de la faculté de juger téléologique », in Critique de la faculté de juger, traduction par Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1979.

2 André Breton, L’Amour fou, Paris, Gallimard, 1937, p. 28.

3 André Breton, Nadja, Paris, Gallimard, 1964, p. 19-20.

4 Cf. par exemple : Robert Darnton, Bohème littéraire et Révolution. Le monde des livres au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, Seuil, 1983, p. 7-41 et Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 84-89.

5 Cf. Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, traduit de l’allemand par Jean Lacoste d’après l’édition originale établie par Rolf Tiedemann, Paris, Cerf, 1989, et Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, traduit par Jean Lacoste, Paris, Payot, 1982. Cf. aussi Heinz Wismann (éd.), Walter Benjamin et Paris, Colloque international 27-29 juin 1983, Paris, Cerf, 1986 ; Susan Buck-Morss, The Dialectics of Seeing: Walter Benjamin and the Arcade Project, Cambridge (MA), The M.I.T. Press, 1989 ; Rainer Rochlitz, Le Désenchantement de l’art. La philosophie de Walter Benjamin, Paris,Gallimard, 1992 ; Margaret Cohen, Profane Illumination: Walter Benjamin and the Paris of Surrealist Revolution, Berkeley, University of California Press, 1993.

6 Chez Baudelaire en effet, le poète a d’autres alter ego : le conspirateur, la prostituée, le détective, l’apache, etc. À ceux-là, il faudrait sans doute ajouter aujourd’hui les sans-papiers et autres migrants du monde contemporain. D’une certaine manière, la télévision et l’Internet, qui redéfinissent l’agora, la ville et plus généralement l’espace public, pourraient bien avoir produit aussi de nouveaux types d’itinérants avec le zappeur et le surfeur.

7 Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, traduit par Jean Lacoste, Paris, Payot, 1982, p. 54.

Olivier Asselin est historien d’art, critique et professeur à l’Université Concordia. Et la photographie est l’un de ses champs d’intérêt. Il contribue régulièrement à diverses revues d’art contemporain, des publications académiques et des catalogues d’exposition. Il a aussi réalisé deux longs métrages : La Liberté d’une statue et Le Siège de l’âme.