Lettre d’un égaré – Anne Cauquelin

[Printemps 1998]

par Anne Cauquelin

À Marie-Josée Jean et Franck Michel

Chers amis,

Vous me demandez d’écrire sur l’authenticité, et vous me suggérez : «le réseau, les réseaux, ce serait bien, dans cette optique, tu vois…» et comme j’ai accepté votre proposition, je suis maintenant confrontée/affrontée à une réponse. Plutôt effrontée, dirais-je, car je ne sais comment me tirer de ce mauvais pas, sinon par l’effrontement.

Avant toute chose cette «authenticité», terme barbare, tient de l’étude de notaire, du certifié notoire, du grec et de l’ostrogoth, si ce n’est de l’hottentot. à première vue et à première ouïe, le mot est catholique et justicier, comptable et policé. Il suggère la bonne foi, il sent la toile cirée, la signature et le cachet. On comprend qu’il soit mis sous surveillance, qu’on le moque, qu’il fasse démodé, que personne n’ose plus se déclarer authentique, si ce n’est par dérision (mais n’y a-t-il pas de l’acceptation dans le déni, et de la souscription dans la soustraction ?) de peur d’être pris pour un australopithèque.

Série d’autos
Authentique ? Et si nous épelions (pelions) le mot, lui ôtant ses pelures l’une après l’autre ? Les mots sont faits pour qu’on les ôte et qu’on en soit alors l’ôteur, l’auteur. Les philologues ont compris cela – Lacan et Heidegger en tête – qui faisaient semblant de ne pas rire en déridant le dictionnaire.

Authentique : de «auto» (soi, pour soi, soi-même) et «hens», ou «ens», l’étant de l’être. Ce qui de soi-même est pour soi-même en soi-même. La répétition est belle, qui se roule sur elle-même, s’en-roule, se pose nouée en son centre, comme ce qui se posant est posé. L’entique est ce qui de l’être se fait étant (comme par exemple le jardinier greffant une ente, ou entant un greffon dans le tronc du chêne, sinon qu’ici il s’ente soi-même dans son être). L’entique d’authentique est compris dans le tout du mot et redouble ou triple, mais en fait décuple l’effet «auto». Écrivons alors auto-entique ou autant pour soi (je garde «oten­tique» pour tout à l’heure). Le terme ne pourrait, en droit, se dire que d’un être auto-nome qui se prononce lui-même être, et qui prend être de cette nomination, laquelle ne peut se faire qu’en étant déjà avant qu’elle ne soit dite. L’auto-suffisance d’un tel être-soi ne peut appartenir qu’à Dieu, seul vraiment «auto».

Chu, le choir déchoit
Ainsi donc, chu sur le terrain de l’art (par mégarde ?), le terme désignerait l’artiste authentique comme un dieu qui préexiste à ce qu’il accomplit et s’accomplit cependant dans ce qu’il fait – dont il s’authentifie.

Si l’authentique cependant revient au seul auto divin, le s’authentifier est de ce monde, et ressemblerait fort (si l’on n’y prenait (mé)garde aussi) au verbe sottentifier. Le sottentif reste en suspens, inachevé, il lui faut l’autre/les autres pour obtenir le cachet d’authentique ; tant qu’il ne l’obtient pas il reste seulement sottentif, ce qui montre bien quelle distance sépare l’auto divin et le supposé auto ou prétendant à la sottentification, qui a besoin de l’autre pour être dit soi. En somme un authentique.

Cette distance, on l’appelle : chute, hiatus, espace, vide, néant, chaos, etc. Quelquefois même, par un souci de reprendre en main tout ce déchoiement, comme si on avait fait exprès de perdre au jeu, on fait semblant d’avoir déconstruit l’espace de l’auto : déconstruire ! tel est le mot d’ordre (mais naturellement il s’agit d’une authentique déconstruction) et déconstruction, le terme pour signaler qu’on est volontairement (et donc auto) chu.

Le sceau du réseau
Trêve de badineries pseudologiques, soyons un peu sérieux et parlons réseaux. On sait que les réseaux, c’est du sérieux, rien à voir avec l’âme, ses succédanés, Dieu ou l’authenticité. Et d’abord, malgré l’appellation erronée d’«immatériels», les réseaux c’est du matériel, de la matière et même le plus matière de la matière, le corps de son corps, électron, ion. Et qui dansent.

En droit donc, le réseau, corporel, en mouvement, et qui ne se pense pas être, se situe aux antipodes de l’authentique qui se réfléchit en soi-même. Il n’est, le réseau, somme toute, qu’un dispositif disposé là, prêt à servir et qui s’userait de ne pas être utilisé, contrairement à la pile Wonder qui ne s’use que si l’on s’en sert. Il s’userait ou plutôt disparaîtrait. Il n’y a de réseau qu’en acte ; sa virtualité même, dont on parle tant, ne se peut qu’à être définie par l’action qu’elle propose et qu’elle accomplit sporadiquement. Il n’y a pas de virtualité en soi (voilà que je me re-égare, et dans la philosophie, cette fois). Qu’importe, il va de soi qu’en tant qu’actualité contemporaine de sa propre existence, le réseau n’a aucune réserve d’âme, aucun supplément d’être. Ainsi l’antithèse de l’être auto-entique serait bien le dispositif réseau.

Grosse bataille et grand débat, jamais finis, suspendus à des arguments de part et d’autre, mais aussi et surtout aux événements du monde. Art contra/technique, auto contra/réseau. Je me sers du fax, de l’@mail, d’internet dans la vie courante (qui court sans moi) ; devrais-je les ignorer quand je deviens, par décision autopropulsive, une authentique artiste ?

La technique (lisez : «internet») a-t-elle donné le coup de grâce (expression qui dit le contraire de ce qu’elle semble dire), à l’autosuffisance de l’auto-enticité ? N’interrogez pas Heidegger, il n’en sait rien. Le texte fort obscur où il a touché (effleuré) le problème reste dans un avantageux brouillard dont je ne l’extrairai pas, indiquant seulement qu’il ne dit pas ce qu’il semble dire et qu’il y a bien du pain sur la planche pour arriver au bout de ce qu’il a voulu dire ne le disant pas. Simplement il serait utile de planter un panneau comme Danger ! devant les questions : Art ou technique ? Technologie ou raison ? Arraisonnement ou dévoilement ?

Quelles que soient les propositions à ce sujet, elles marquent toutes la séparation, la coupure, la béance, le hiatus, entre deux versants de l’humaine activité. A la métaphysique de l’authentique, pleine d’Être, s’oppose la pragmatique du réseau où l’usage détermine l’existence. L’une, la métaphysique joue les grands sentiments et l’Art – grand A– y est célébré comme libération, l’autre joue les modestes, renonce à l’égoïste ego – qui pense –, et se dissout dans l’exercice d’une simple transmission. Dis-positif et ex-positif s’opposent ainsi à sottentif et positif, car l’artiste «techno» s’ex-pose en se positionnant, alors que l’artiste «auto» s’authentifie en ex-istant ; position (sur une chaîne en série) s’opposant alors à disposition (innée de l’âme : génie, talent). Bref, le réseau s’annonce comme un dispositif extrêmement dérangeant pour l’âme, l’Art, et ses aspirations vers un au-delà. Mais il l’est aussi pour les choses bassement matérielles de ce monde car il trouble les rôles traditionnellement attribués dans la ligne qui passe de l’artiste à l’œuvre et de celle-ci au public. Sur le réseau, l’artiste n’est plus seulement et totalement artiste, mais à la fois son contemplateur, son publicitaire, son conservateur et son critique en même temps que son exposeur. Multiple, éclaté, il ne trouve une unité qu’à s’identifier au réseau comme une de ses parties élémentaires.

Voilà bien des métiers qui disparaissent du «petit monde de l’art» ! Critique, afficheur, conservateur, galeriste s’effacent au loin ou se momifient dans des poses hiératiques. Leur identité, sans qu’ils l’aient voulu, se trouve entamée sinon complètement anéantie.

Ce portrait quelque peu brutal signifie-t-il qu’il faille dire adieu à ce petit monde si sympathique où l’œuvre a un auteur et l’auteur une œuvre, et où chacun, tant bien que mal, trouve un peu d’authenticité à se dire soi-même et à se signer de son nom propre ? Faut-il considérer ce monde en train de sombrer comme une sorte de majestueux Titanic, supposément insubmersible ?… les rescapés dérivant, eux, sur des radeaux-réseaux vers des lointains meilleurs ?

Dialectique ou le purgatoire
C’est là où, il faut bien l’avouer, la pente dialectique rattrape le réseauiste ; pour cet exercice de haute voltige qu’est l’entrée et la tenue dans le réseau au ras du canal transmissible, dissous dans la simple figure de son propre sigle, une certaine grandeur d’âme est exigée : il y faut du stoïcisme, quelque chose comme un rigide ascétisme ; renoncer à la jouissance de soi en tant qu’individu, se couler dans l’anonyme, savoir qu’on n’est rien qu’un atome, un photon jeune-vieux de milliards d’années, rien de plus (enlever d’ailleurs le mot «plus» de son vocabulaire), changer de logique, et par exemple, penser en terme d’additions et non plus de choix ; le «ou bien ceci» «ou bien cela» est à rayer du dispositif réseau, et donc de son propre dispositif mental ; à remplacer par la logique du et… et.

Voilà qui est simple pour les pensées, les arguments, les propositions, tout y peut aller ensemble, foin des contradictions ! Mais l’affaire est beaucoup moins aisée quand il s’agit de choisir quoi manger, quel savon utiliser et si on prend le train ou l’avion. Grosso modo l’utilité et l’usage dont le réseauiste fait grand cas le rattrape au tournant, et c’est la vie vécue qui lui montre que le vécu de l’expérience du réseau n’est pas «la vraie vie».

À examiner la situation, l’égaré se demande que faire. Certes il est contemporain, de ce fait il aime les nets, toiles, réseaux, canaux, webs, et cybers ; il a intégré le vocabulaire, il est énergique, pressé, dynamique et conscient que ce n’est pas donné, que ça coûte tout ça, mais va ! La grande solidarité est à ce prix. L’artiste, puisqu’il s’agit de lui, passerait donc du régime de l’authentifiable (qu’il s’authentifie par soi ou qu’il soit authentifié comme soi) à celui d’une particule se promenant sur un réseau. Bien obligé, la mode commande ici le mode de transport. La signature de soi a changé de lieu, de temps et d’espace. Resté coincé dans l’authentique, le pauvre artiste a peu de chances de se vendre. Il lui faut rejoindre le réseau, y entrer et y rester. C’est le prix à payer pour être à nouveau… authentique et authentifié (l’âme ayant disparu dans le passage, il s’agirait plutôt d’être estampillé). L’ensemble de l’opération ressemble à s’y méprendre au rachat du pécheur passant par le purgatoire pour regagner, lavé de ses péchés, le ciel de l’authentique. Il y a là comme une punition passagère, le temps de faire comprendre au misérable que son arrogance doit céder devant la technique, qu’il n’est rien qu’un peu de matière épelée sur un codex ; qu’il montre donc un peu son savoir-faire dans des situations labyrinthiques et on verra plus tard. Sitôt compris, (mais ça peut prendre du temps) sitôt fait (ça peut en prendre encore plus), le voila engagé dans un repentir contrôlé. C’est le moment de se servir de ce qui a été appris en passant par le réseau : la logique du et triomphe de toutes les contradictions. Et bien oui, on peut être authentique et réseauiste, métaphysique et pragmatique, amoureux du réseau et attaché à l’auto. Difficile à admettre, mais c’est bien la conquête de la post-modernité que l’usage d’une nouvelle logique. Elle a le mérite d’éloigner le sectaire, et de toujours présenter, serait-ce à son propre désir de métaphysique et d’authenticité, la figure inverse et complémentaire du réseau.

Car il ne faut pas s’y tromper, le réseau lui-même, on le sait, est auto-reproductif, auto-bouclé et auto-suffisant. La seule différence c’est qu’il est dispositif, non-intentionnel, non-humain, machine, sans «je», et qu’ainsi il est exempt du péché d’autosatisfaction narcissique. Désormais quelqu’un – qui n’est pas un sujet – veille sur l’ensemble des opérations qui vont de réseau interne à réseau externe, l’un constitué par les interrelations sur net, l’autre par les interrelations hors net (le réseau d’amis, d’adresses et de références professionnelles). Ce quelqu’un/quelque chose, ce n’est ni vous ni moi, mais une divinité auto qui machine l’ensemble, le système général des relations entre supports, le méta-système communicationnel de la planète… Pourquoi pas hors planète vers les espaces sidéraux que le cyberespace déjà préfigure ? On voit ici la métaphysique revenir au galop, l’authenticité se profiler de nouveau comme le garant d’une nouvelle identité cyber. Car il y a une réclamation d’authenticité du réseau par le réseau, ses chantres proclament la paix universelle entre les abonnés du net, la démocratie régnant entre les vivants. Oubliés la modestie des débuts, l’ascétisme du renoncement à soi, l’effort pour redonner forme au monde de l’art (car il s’agit toujours de cela et non pas d’une révolution multiplanétaire extra-humaine).

Entre des voies aussi contrastées, y a-t-il un chemin de traverse qui permette de poser la question – elle est finalement d’une simplicité renversante – «et si l’art n’était après tout qu’un exercice de la critique ?»

Anne Cauquelin est professeure de philosophie et d’esthétique à l’université de Paris X et à l’université de Picardie. Rédactrice en chef de la Revue d’esthétique, elle est l’auteure de nombreux ouvrages, dont L’Invention du paysage (1989), L’Art contemporain (1996) et Petit traité d’art contemporain (1997). Elle termine un Que-sais-je sur l’art contemporain et prépare un ouvrage sur le paysage dans les images virtuelles et la vidéo.