Le complexe de l’immigration ou franchir le seuil de l’intolérance – Isabelle Gusse

[Été 1991]

par Isabelle Gusse

De l’antisémitisme à l’esclavagisme, de la théorie de la pureté de la race à la montée, en France, du front national de Jean-Marie Le Pen, le racisme n’a pas fini de nous montrer ses visages.

À l’aube du 21e siècle, alors qu’il semble doté d’une vigoureuse santé, le racisme contemporain s’appuie sur ce qu’Étienne Balibar (Race, nation, classe : Les identités ambiguës) appelle le complexe de l’immigration. Il s’agit d’une forme de racisme sans race, non axé sur l’hérédité biologique mais sur les différences culturelles. C’est un racisme différentiel où la problématique se déplace de la théorie des races vers celle des relations ethniques.

Dans certains pays d’Europe occidentale, dont la France, la crise sociale peut aussi être qualifiée de raciste, certains seuils de tolérance ayant été franchis. Dans un contexte où, comme en France, se développe un consensus social basé sur l’exclusion et une hostilité complice, le complexe de l’immigration diffuse l’idée que la diminution, voire la suppression de l’immigration, résoudrait les problèmes sociaux. Comme le souligne Balibar: « dans la France actuelle, « immigration » est devenu par excellence le nom de la race ».

L’esclavagisme et l’antisémitisme, qui remontent à la Haute Antiquité et à l’époque des empires grecs et romains et qui traversent toute l’histoire du Moyen Age, sont les précurseurs du racisme. Lorsque les grands navigateurs européens ont conquis de nouveaux mondes, les habitants autochtones d’Amérique et d’Afrique ont d’emblée été considérés comme des être inférieurs, des esclaves par nature au service de l’enrichissement des nations colonisatrices.

Le mot racisme apparaît pour la première fois en 1946 dans le Petit Larousse illustré, où il est associé à la théorie de la pureté de certaines races. Fondée sur la notion biologique de race pure, qui implique la domination d’un groupe dit supérieur sur un groupe dit inférieur, c’est une théorie de pacotille. Si l’on considère que l’espèce humaine est formée d’êtres différents dont la nature biologique se constitue depuis la nuit des temps dans d’éternels métissages, les races pures n’existent pas.

Dans les années 60, la définition du Larousse s’enrichit du concept de la supériorité d’un groupe racial sur un autre groupe et de la séparation entre ces groupes, soit la ségrégation raciale. Au cours de la décennie suivante, le mot accède à l’Encyclopédie universelle sous la plume d’Albert Memmi, qui le définit en ces termes : « Le racisme est la valorisation généralisée et définitive de différences, réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de justifier une agression ou un privilège. »

Le racisme est un langage qui puise dans les sources de l’émotif, voire de l’irrationnel. Il s’exprime par des sobriquets et des stéréotypes de toutes sortes ainsi que par des farces invoquant la complicité culturelle des uns. Cette complicité se bâtit sur des images négatives et totalisantes des autres. Ainsi, le préjugé de l’arabe menteur ou terroriste se répandra comme un trait caractéristique et définitif propre à tous les arabes. Le racisme semble être l’illustration par excellence du rapport colonialiste de domination. Il légitime et consolide le pouvoir et les privilèges des colonisateurs en exploitant, interprétant et valorisant les différences pour le plus grand profit de l’accusateur.

Pour Memmi, le racisme est d’une effrayante banalité. Même si tout le monde n’est pas raciste, la tentation de l’être effleure l’esprit de plusieurs. La tentation raciste est facilement partagée parce qu’elle est un outil pratique d’agression. Un choix éthique commande donc un choix politique. Pour contrer le racisme, il faut regarder du côté des opinions et des conduites. À une opinion, il faut d’abord opposer une opinion. Quand le racisme devient réel, soit lorsque l’opinion devient une agression, un passage à l’acte, il faut agir politiquement.

Au cours des années 80, un grand nombre de mouvements d’extrême droite se sont développés dans les pays d’Europe occidentale. Puisant leurs racines dans les forces fascistes des années 30, ces mouvements se sont renforcés à la faveur de la crise économique, sociale et culturelle des années 70. On assiste également au déplacement des forces d’extrême droite de l’Europe du Sud à l’Europe du Nord.

Dans ce contexte, l’extrême droite recrute ses partisans non seulement dans les classes moyennes qui lui sont traditionnellement acquises mais aussi dans les couches populaires. Sa croissance résulte de l’augmentation du chômage, de l’exacerbation de la concurrence, des réactions d’exclusion, de l’insécurité sociale et de la perte d’identité individuelle et collective.

Fort heureusement, l’extrême droite d’Europe occidentale est divisée idéologiquement en droite radicale, nationaliste, populiste, catholique, élitiste, athée et ouvertement fasciste. C’est en cette division que réside, pour le moment, sa principale faiblesse. Mais il reste que depuis 1984, les élus des principales organisations d’extrême droite siègent au Parlement européen de Strasbourg, où elle entend bien conforter sa légitimité démocratique tout en influençant de ses idées la construction de l’Europe du 21e siècle.

En France, le Front national de Jean- Marie Le Pen, fondé en 1972, a recueilli près de 11% des voix aux élections européennes de 1984 et 14 % au premier tour des élections présidentielles de 1988. Il est aujourd’hui le quatrième parti de France. Au-delà de ses apparences trompeuses de parti au même titre que les autres, le Front national est un pur parti d’extrême droite, hostile aux structures politiques en place et à la tradition de la démocratie libérale occidentale. Le Front aspire à l’instauration d’un « ordre nouveau » dont les assises reposent sur les valeurs les plus traditionnelles de France, la patrie, la morale, la religion.

Dans l’optique du Front national, la France est en pleine décadence. Elle risque de perdre son identité nationale, à devenir une nation abâtardie, dénaturée par les substances étrangères qui l’envahissent.

Dans le contexte des années 70 de crise économique et de l’insécurité des années 80, le Front tient un discours puisant aux sources de l’émotion. Un discours qui dramatise de manière irrationnelle et exagérée ce qui menace la société française et exacerbe les peurs sociales. Face à l’imminence du danger, il appelle le peuple à réagir, à prendre en main sa destinée pour éloigner la menace fatale. Les solutions sont simples et tournent pour la plupart d’entre elles autour du droit à l’exclusion grâce auquel s’instaurera l’ordre nouveau.

Pour le Front, la menace a plusieurs visages. Celui du communisme, moins menaçant depuis la récente détente Est-Ouest ; celui de l’invasion étrangère, qui met en danger la civilisation française, ses coutumes, ses mœurs, comme autant de chefs-d’œuvre en perd ou en voie de disparition. En effet, les pays du Tiers-monde traversent une véritable explosion démographique dont les effets se font sentir bien au-delà de leurs frontières et qui risque de balayer comme un feu de paille la civilisation française. Autrefois, seule la guerre pouvait justifier l’invasion du territoire d’un peuple par un autre ; aujourd’hui, on ouvre largement les portes à des envahisseurs chassés de chez-eux par la misère. Pire encore, affirme Le Pen, on leur entrouvre nos femmes, on les laisse coucher dans nos lits, on garde ceux qui n’ont pas de travail et on les nourrit à même la gamelle nationale.

Voici ce que Le Pen avait à dire au Figaro Magazine, en avril 1988: « Je suis le chef des indigènes et si mes idées ne triomphent pas, c’en sera fait de la France. Les immigrés seront les rois et on cotera à Paris à la bourse, en arabe. Avant 25 ans, la France sera une république islamique… De vous à moi, je ne suis absolument pas sûr qu’il y ait encore une civilisation humaine à la fin du siècle. »

Comment protéger la civilisation humaine chère au front national ? La solution est aussi simple, pour ne pas dire simpliste, que la stratégie mise de l’avant. Exclure les immigrés… les communistes… les personnes atteintes du Sida. Ensuite, il s’agit de différencier en appliquant les principes qui défendent les structures vitales de la nation et les valeurs de l’identité nationale, le travail, la famille et la patrie. Enfin,il s’agit de hiérarchiser les différences individuelles et collectives, raciales et culturelles, nationales et supranationales en fonction du nouvel ordre des valeurs.