Objets de tous les jours

[Automne 2000]

par Jacques Doyon

Le regard que l’on jette sur les objets d’un environnement familier pourrait servir de lien entre les productions photographiques rassemblées dans ce numéro. Que ces objets fassent partie de l’univers domestique, relèvent d’un milieu de travail ou appartiennent à de petits commerces, ils habitent et conditionnent nos espaces et nos modes de vie.

Chez Nicolas Baier, les articles qui s’empilent sur le meuble télé ou s’accumulent sur le lit sont ceux de la vie de tous les jours. Banals et interchangeables, ils sont de simples marques de l’ordinaire du temps auquel on ne porte généralement aucune attention. Les photographies de Baier enregistrent le mouvement de ces objets tout comme ceux de la lumière, en mélangeant les éléments de multiples prises de vue d’un même espace. Ces images condensent ainsi une double durée : celle des prises de vue successives et celle, surtout, de la vie de tous les jours, avec une temporalité réelle ou simulée. Baier les fragmente et en combine les éléments en fonction d’une grille, d’où un effet de pixelisation ou de pattern géométrique, notamment dans les zones où alternent des surfaces murales aux luminosités variées. Ces incrustations d’images et leurs permutations ne sont pas non plus sans évoquer la multiplicité des images médiatiques et leur précarité. Les photographies de Baier s’offrent ainsi comme modèle d’une lecture fragmentaire, et mouvante, en constante recomposition.

La série de collages numériques de Ruud van Empel propose, quant à elle, un commentaire sur l’homogénéisation et l’abstraction du travail dans l’univers bureaucratique. Elle décline une sorte de typologie des professions, symbolisées par un personnage assis derrière un bureau et entouré des attributs propres à sa fonction. Les collages conjuguent l’objet tridimensionnel et l’image graphique, dans un espace qui oscille entre la profondeur de la perspective classique et le plan rabattu. Sur ce plan, des objets surdimensionnés dominent littéralement l’ensemble, s’affichant comme les emblèmes des différents univers professionnels. Il faudrait presque parler ici de « portraits d’objets », pour mieux souligner la nature de figurant que prend le personnage placé au centre d’une constellation d’objets qui fait car­rément système et ne lui confère qu’une identité générique.

Pour sa part, Howard Ursuliak s’intéresse à notre perception de lieux et d’objets marqués par l’usure du temps. Dans Store, les articles et le mobilier usés et désuets de boutiques plus ou moins à l’abandon évoquent le déclassement des petits commerçants et de leurs quartiers. Les scènes vides appellent une présence qui est une absence, une exclusion des réseaux de l’échange, une marginalisation dans des modes de vie d’une autre époque. Market, de son côté, montre un marché aux puces en dehors de ses heures d’ouverture, au moment où les objets sont cachés sous les draps. Ces scènes, avec leurs tables drapées aux allures de linceuls, évoqueraient plutôt une certaine mort, une absence. En même temps, ces objets cachés au regard portent en eux un potentiel de resocialisation : une seconde vie grosse de l’utopie renouvelée d’une présence à la société et à la communauté.

Pour compléter ces portfolios, on lira avec intérêt les textes d’Emmanuel Galland, sur les travaux de Baier, et de Mariona Fernández, à propos des collages de van Empel, de même que l’énoncé de Howard Ursuliak. Enfin, le point de vue de Susan Close insiste sur une lecture de l’image qui rende compte de ses ancrages contextuels et sociaux.