Raymonde April, Near You No Cold – Charles Guilbert, Photographier pour comprendre

[Hiver 2016]

Avec Near You No Cold, exposition en deux volets, tu présentes pour la première fois, après trois séjours en Inde (dont un de quatre mois), des photographies que tu y as faites. Sont présentées des images de différente nature : scènes d’intérieur, scènes de rue, paysages, natures mortes… Quelle image de l’Inde cherchais-tu à capter ?
Pour un Occidental en voyage, prendre des images saisissantes de l’Inde est assez facile. Mais ce qu’on représente alors, c’est seulement un choc culturel. On reste à distance. Comme j’étais à Mumbai pour un séjour de travail, l’urgence, pour moi, ce n’était pas tant de capter des images que de comprendre. J’ai d’abord été saisie par tout ce qui m’était incompréhensible: les relations humaines, les rapports de classes… La photo et la vidéo m’ont aidée à appréhender cette grande ville indienne et les gens qui l’habitent.

On peut voir un indice de cette quête dans le fait que tu répètes plusieurs fois un même motif, comme ce petit sanctuaire constitué de guirlandes argentées. La séquence des quatre images présente une sorte de traversée de l’espace où il se trouve. On devine, en s’approchant de l’œuvre, que d’autres images se dissimulent sous chacune des quatre images. On les découvre en les soulevant, de très près. Comme toi, on doit plonger dans les images pour comprendre.
Des sanctuaires de ce genre, il y en a partout à Mumbai. Celui-là se situait entre l’appartement à Marine Drive, quartier plutôt chic, et l’atelier à Mazgaon, zone industrielle très métissée. Avoir à effectuer quotidiennement ce trajet de quelques kilomètres m’est apparu, au départ, comme une épreuve, à cause de la chaleur intense, du bruit incessant, de la densité de la circulation, mais surtout parce que je me sentais sans repères. Le sanctuaire en est devenu un. Je l’apercevais du taxi, puis de l’autobus. J’ai ensuite fait le trajet à pied et l’ai alors photographié à plusieurs moments de la journée. À travers lui, j’arrivais à apprivoiser l’espace, mais aussi le temps. Je voyais le passage de la lumière sur la ville et l’ombre envahir les espaces cernés par des murs, comme celui-là. Le spectateur qui regarde attentivement les images du sanctuaire s’aperçoit que plusieurs détails chan- gent, comme le pavé dans la rue. C’est que les images ont été prises sur trois ans et que des travaux incessants remodèlent la ville. À travers les images superposées de ce repère fragile qu’est le sanctuaire, je rends visibles le passage, la transformation, le mouvement.

J’ai compris qu’il me fallait me laisser porter par le mouvement. C’est comme circuler dans un grand corps. On s’y sent incroyablement petit, remplaçable, mais aussi léger, parce que faisant partie de quelque chose de très vaste, qui soutient.

Cette idée de mouvement et de trajet est centrale dans la vidéo. Bien qu’on y trouve des images de toute sorte, les scènes de rue prises à bord de véhicules en constituent le fil directeur. Les bruits de klaxon, d’ailleurs, hantent l’espace d’exposition.
On ne peut faire abstraction du mouvement incessant qui rythme la ville. Après quelques jours passés au bord de la mer loin de Mumbai, j’ai senti en moi l’angoisse d’avoir à retourner dans ce flot torride que je voyais comme un enfer. Mais au retour, j’ai compris qu’il me fallait me laisser porter par le mouvement. C’est comme circuler dans un grand corps. On s’y sent incroyablement petit, remplaçable, mais aussi léger, parce que faisant partie de quelque chose de très vaste, qui soutient. Cette sensation intense, que je n’ai jamais vécue ailleurs, conduit à une sorte de transe dont je voulais absolument garder une trace…

C’est drôle de penser que le chemin vers l’atelier devient le sujet de l’œuvre.
Non seulement le chemin vers l’atelier, mais l’atelier lui-même. Comme photographe, je travaille peu en atelier. À Mumbai, c’est dans le calme de l’appartement que je regardais mes images, réfléchissais à ce que je voulais faire. Mais comme on attendait de moi que je me rende quotidiennement à l’atelier, j’ai fait de ce lieu et de ses environs mon sujet. J’ai commencé par inventorier ce qui s’y trouvait à mon arrivée : une bobine de fil, une petite chaise blanche, un tabouret. J’ai filmé une toile d’araignée, mobile, légère et solide. J’ai photographié la fenêtre, le sol bariolé, puis l’espace muré de la cour. Il me faisait penser à un théâtre. Les choses éparses y prenaient un statut existentiel. J’aime les scènes vastes et désordonnées, comme le bord de mer, à Bandra, semé de roches, ou ce ciel de Marine Drive couvert d’oiseaux. Devant ces lieux, le corps est fixe, mais le regard bouge tout le temps, encore là entraîné dans une sorte de flot.

C’est dans la cour de l’atelier que tu as photographié la femme qui fait brûler des bâches de plastique bleu. Qu’est-ce qui t’a attiré dans cette scène ?
Un ensemble de choses, mais d’abord, je voulais comprendre à travers elle la présence inouïe des Indiens, leur façon unique d’habiter leur corps, leurs gestes qu’on dirait théâtraux. Je sentais une certaine absurdité dans l’activité de cette femme à tout faire s’activant dans la cour chaotique et poussiéreuse, mais en même temps j’étais attirée par la solennité et la grande élégance qui se dégageaient de la scène. Les bijoux, les couleurs, le drapé de la robe, de la bâche et du feu… Je n’avais rien à faire à l’atelier qu’à la regarder. Elle m’a vu la suivre avec mon appareil photo et a continué à travailler doucement en me souriant de temps en temps. Quand cet étonnant spectacle a pris fin, elle est venue me voir. Je lui ai montré les photos.

Il y a plusieurs images de travailleurs dans l’exposition, un sujet que tu n’as pas abordé très souvent, me semble-t-il. On dirait que tu poses à travers eux la question du sens de ton propre travail. Tu t’arrêtes pour filmer leurs gestes, puis tu te remets toi-même en marche. Fixité et mouvement dialoguent sans cesse.
Photographier des travailleurs, à Mumbai, est presque inévitable. Les trottoirs sont occupés par des gens qui travaillent, à la vue de tous. Les piétons marchent dans la rue, parmi les voitures. Dans le quartier de Mazgaon, qui n’a rien de touristique, j’ai vite été repérée ; les gens me saluaient, les femmes me touchaient. Ce contact spontané m’a étonnée. Je m’y sentais bienvenue. C’est l’odeur des épices qui m’a attirée vers la petite échoppe que j’ai filmée. C’est aussi une odeur, celle de la fumée, moins agréable, qui m’a conduite vers la scène de la femme aux bijoux. En Inde, tous les sens sont convoqués. L’espace exigu de l’échoppe d’épices formait aussi une sorte de théâtre. Il me rappelait l’Autoportrait au rideau, fait à Montréal. Les gens qui travaillaient là m’ont accueillie avec beaucoup de chaleur. Après quelques jours, j’ai demandé si je pouvais les filmer. J’étais attirée par la couleur des épices que broyaient les pilons mécaniques, mais aussi par le regard de la femme et du jeune homme ; leurs yeux font tout un cinéma. Le visage des Indiens est ainsi : il peut s’ouvrir très grand, puis se refermer tout d’un coup. Il s’y passe mille choses. Dans le roman Shantaram, le narrateur rapporte ces paroles : « Les acteurs indiens sont les meilleurs au monde parce que les Indiens savent crier avec leurs yeux1. » [Traduction libre]

C’est sans doute aussi les regards qui t’ont donné l’impulsion de photographier le groupe de femmes, toujours à Mazgaon.
Ce qui m’étonne dans cette photo, outre, encore, son aspect théâtral, c’est combien l’expression des visages diffère. On dirait qu’on voit leurs pensées. Chacune des femmes est dans son monde mais laisse deviner une présence absolument distincte.

Il y a aussi un contraste frappant entre les images de ces inconnus qui te regardent droit dans les yeux et celles de Ram, prises à l’intérieur de l’appartement, dont on ne voit pas le regard.
J’ai appris en arrivant à Mumbai que Ram vivrait avec moi durant tout mon séjour, qu’il préparerait la nourriture et prendrait soin de la maison. Là encore, j’avais tout à comprendre. Vivre un rapport social de ce type me rendait mal à l’aise. La communication entre nous était limitée, à cause de la langue. Mais un respect mutuel s’est vite établi. Plus les jours passaient, plus nous partagions de moments ensemble. L’appartement est devenu pour moi un lieu de bonheur. Je m’y sentais si bien ! Il a fallu beaucoup de temps avant que je demande à Ram si je pouvais faire une image de lui. Il a tout de suite accepté et a proposé que ce soit le lendemain. Ce jour-là, je l’ai photographié à la fenêtre. La photo a scellé quelque chose entre nous. La lumière, oblique, était belle. Elle rappelle celle de Vermeer. J’ai fait très peu d’images de lui par la suite.

On voit combien l’art te sert à approfondir le réel, à y adhérer. Dans cette conversation, tu as fait plusieurs fois des liens entre ce que tu as vécu et différents arts : photo, cinéma, théâtre, littérature, et maintenant peinture.
Il n’y a pas que cette lumière éthérée que j’aime dans la photo de Ram. Il y a la petite ouverture de la fenêtre par laquelle on voit avec plus de netteté les feuilles de l’arbre à l’extérieur. Ça donne une image ouverte fermée qui me fait penser à Ram. Il se laisse photographier tout en étant profondément en lui-même.

Toute la série d’images faites dans l’appartement insiste sur ce lien entre l’extérieur et l’intérieur.
C’est dans un état de grande fébrilité que je les ai faites, juste avant mon retour à Montréal. Je voulais me souvenir des moments heureux. Je ne voulais pas rentrer. Je ne prétends vraiment pas avoir tout compris, mais je sais que l’Inde m’a profondément marquée et qu’elle m’accompagnera toujours.

1 Gregory David Roberts, Shantaram, New York, St Martin’s Press, 2003, p. 75 : « Indian actors are the greatest in the world […] because Indian people know how to shout with their eyes. »

 
Charles Guilbert écrit de la prose, de la poésie, un journal, des critiques. Il dessine, chante, fait des vidéos. Ses œuvres ont été présentées dans divers pays, notamment en France, au Luxembourg, au Mexique et au Japon. Au Québec, il a entre autres participé à la Biennale de Montréal (1998) et à la Manif d’art (2005). À l’automne 2014, il présentait des encres et une courte vidéo à la Galerie B-312 à Montréal.

Raymonde April est reconnue depuis la fin des années 1970 pour une pratique photographique inspirée de sa vie privée, qu’elle maintient habilement au confluent du documentaire, de l’autobiographie et de la fiction. À ce titre, et également à titre d’enseignante à l’Université Concordia depuis 1985, elle a exercé une influence significative sur plusieurs générations de jeunes photographes québécois et canadiens. Le travail de Raymonde April a fait l’objet de nombreuses expositions au Canada et à l’étranger. En 2013, elle participait ainsi au FOCUS Festival de Mumbai. Elle a reçu, en 2003, le prestigieux prix Paul-Émile-Borduas, et ses œuvres font partie de nombreuses collections privées et publiques.
www.raymondeapril.com

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Les travaux présentés dans ce portfolio ont fait l’objet d’une exposition présentée conjointement au Centre Clark et à la galerie Donald Browne, en mars et avril 2015, à Montréal. Raymonde April est représentée par la galerie Donald Browne.
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