[14 janvier 2021]
Par Emmanuel Simard
Poussé par l’exploration « des enjeux liés à la nordicité [et à] la transformation du territoire par l’action humaine[1] », le photographe Sébastien Michaud a arpenté pendant cinq années les denses forêts couvrant le territoire du Saguenay–Lac-Saint-Jean et s’est mêlé à la vie de dizaines de travailleurs du secteur du bois d’œuvre. Il a tiré de l’expérience un reportage photo au long cours formant la trilogie livresque Forest Gardeners.
Le premier volet a été publié en 2019 aux éditions Bourrasques et porte plus particulièrement sur les personnes qui travaillent en pépinières; la deuxième partie présente une série de portraits de reboiseurs accompagnée du témoignage (sous forme de courts textes) sur leur labeur en forêt, la nature de leurs engagements et les raisons pour lesquelles ils exercent ce métier, le tout à l’instigation du photographe lui-même. Pour clore le projet, le troisième volet, pratiquement tout juste sorti des presses (octobre 2020) a pour sujet « la récolte et la transformation des arbres […] dévoilées autant en forêt que dans les usines de sciage ».
L’œil de Sébastien Michaud est vif, vigilant, perspicace et parfaitement adapté à l’énergie du reportage. De plus, la forme qu’il a décidé de donner aux livres s’apparente à celle d’un journal papier. D’assez grand format, pliée en son centre, la publication d’une humilité frappante épouse son sujet au plus près, de manière assez franche et directe, sans maniérisme. Michaud nous invite, à l’instar de l’écrivain et poète Pierre Morency qui a beaucoup écrit sur la boréalité, à « apprendre à redécouvrir les réalités les plus humbles qui peuplent notre décor », tout en nous présentant sans ambages celles qui entourent le commerce de cette matière première tant recherchée. Comme il nous le rappelle dans ce volet, la forêt boréale est composée en majorité (85 %) d’épinettes noires, essence très recherchée pour ses qualités de résistance autant pour le bois d’œuvre dans la construction que pour la fabrication de pâte et papier à partir de copeaux.
La photographie en couverture métaphorise tout le dilemme que peuvent représenter aux yeux du lecteur les aléas de cette industrie. Un vaste espace rempli de troncs d’arbres empilés en rangées; au-dessus, un nuage qui rappelle un phylactère de bandes dessinées suggérant que l’épinette en a sûrement long à dire. Réfléchit-elle à ses qualités de « ressource naturelle renouvelable, alternative écologique importante aux autres matériaux qui ne possèdent pas cette caractéristique », comme le souligne dans l’introduction empreinte d’une certaine gravité écosensible la sémiologue et arboricultrice Paule Mackrous ? Ou, sur un mode plus élégiaque, songe-t-elle plutôt aux décors qui ont pu faire naître ses derniers chants à la canopée ? Pensons également à cette photographie qui montre des arbres cintrés d’un ruban rose fluorescent légèrement fripé flottant au gré du vent, nous invitant à évoquer le vers de Sappho : « du feuillage qui remue descend un lourd sommeil[2] ».
Se déployant sur une double page, une autre image offre la vue d’une coupe transversale de troncs d’arbres en rangée, faisant croire à des milliers d’yeux qui nous renvoient un regard. Si, selon l’adage connu, les arbres ont des oreilles, ces troncs ont assurément des yeux. Bien que Michaud ait encore à cœur de présenter les ouvriers de la forêt dans l’action, ce troisième volet comporte moins de visages. La pointe de lyrisme de certaines photos ponctuant l’ouvrage aiguise davantage notre regard; dans ces espaces d’exploitation forestière, les arbres parlent aussi pour eux-mêmes. Michaud leur laisse la place et leur donne une voix. De ce dénuement, le photographe évite un « faire poétique » qui aurait pu s’avérer maladroit. Les photos de Michaud se fondent avec l’humilité des ouvriers et de leurs tâches, elles tirent leur force de son regard authentique, ou mieux encore, d’un regard sans a priori, sans jugement. Cela en fait tout l’intérêt.
La forêt sous plastique blanc dans la cour des scieries peut laisser penser le pire, bien qu’on ne puisse « s’empêcher de chercher, dans le regard de ses ouvriers, la présence d’une réciprocité nous assurant que la forêt éventrée porte encore en elle les ressources de son devenir[3]. » C’est avec une fine nuance, digne des récits journalistiques, que Michaud fait de ces « jardiniers » – comme les présente le titre – peut-être davantage des gardiens de la forêt, le mot gardeners évoquant, d’un point de vue sonore, le mot gardien.
[1]https://sebastienmichaud.com/A-propos-About
[2] Collectif, Anthologie de la littérature grecque, de Troie à Byzance, « Poèmes lyriques, Sappho », Paris, Folio classique, 2020, p. 133.
[3]Paule Mackrous, « Introduction », Forest Gardeners, part 3, 2020, Québec/Nouveau Brunswick, éditions Bourrasques, p.3
Interpellé par divers enjeux (nordicité, loisirs de masse, hiérarchies sociales, transformation du territoire), Sébastien Michaud pratique la photographie sous les approches documentaire et conceptuelle. Formé en photographie argentique, le Montréalais aime prendre du temps auprès de ses sujets. Exposés de la Gaspésie jusqu’en France, ses projets ont aussi pris la forme de livres. Professeur de photographie, Michaud est également éditeur, cofondateur de la maison Bourrasques. sebastienmichaud.com
Emmanuel Simard a publié quatre livres de poésie aux éditions Poètes de brousse, dont le plus récent est La maison est vivante. Il a aussi fait paraître un premier album jeunesse aux éditions D’Eux, intitulé Nocturne et illustré par Maud Legrand. Il collabore également à la revue Lettres québécoises en tant que critique.