Stan Douglas, Abbott & Cordova, 7 août 1971 – Karen Henry

[Été 2010]

Abbott & Cordova, 7 August 1971 (2009) est une imposante œuvre d’art public qui interroge la nature même de l’espace public. Le titre renvoie aux deux rues qui se croisent au coin nord de l’édifice Woodward, à l’endroit où l’œuvre est installée. L’image habite l’espace comme une sculpture, surplombant majestueusement les cours intérieures et extérieures du nouveau complexe situé dans le Vancouver Downtown Eastside. Visible des deux côtés, le recto de l’image fait face à la cour publique et le verso se perçoit depuis l’atrium privé, accessible au public durant les heures d’ouverture. L’échelle et la situation de l’œuvre évoquent les peintures murales politico-épiques du début du XXe siècle mais, contrairement à celles-là, l’image ne représente pas les sujets en héros.

par Karen Henry

L’image est construite dans une grille dont les sections sont juxtaposées, sans joints. Douglas a expérimenté ici une nouvelle technique qui consiste à imprimer chaque section sur une plaque de verre trempé de 10 mm, et encore une fois à revers sur une autre feuille de verre, pour ensuite les amalgamer en intercalant un diffuseur en vinyle semi-opaque entre les deux feuilles. Ce procédé insuffle dans l’image entière une luminosité exceptionnelle, la concentration de lumière lui donnant profondeur et ambiance. La technique est intéressante compte tenu de la prépondérance de boîtes lumineuses comme stratégie de présentation photographique dans l’espace public et de sa relation historique avec l’art de Vancouver.

Magnifiquement exécutée et remarquable, il s’agit de la première œuvre d’art public de Douglas, même si elle succède à plusieurs œuvres majeures ponctuant sa carrière et qui se penchent sur la complexité des aspects géographiques, raciaux et économiques de Vancouver et des environs. Mentionnons Pursuit, Fear, Catastrophe: Ruskin, BC (1993), Nut·ka· (1996), Win, Place or Show (1998) et, récemment, Klatsassin (2006). Au fil des ans, Douglas a élaboré une pratique combinant événements singuliers et styles de représentation en amenant l’Histoire dans le présent de façon unique.

Il est utile de rappeler certaines informations quant au contexte de l’œuvre qui représente un événement particulier de l’histoire de Vancouver, connu familièrement sous le nom de Gastown Riot (émeute de Gastown). Gastown est le cœur historique de Vancouver, lieu d’établissement de la ville originelle. Ce secteur se trouve à proximité du Chinatown et accueillait traditionnellement les ouvriers agricoles, les débardeurs et beaucoup d’autochtones. À la fin des années 1960, s’y ajoutent de jeunes routards qui se rassemblent dans le quartier et quelques affrontements s’ensuivent avec les autorités locales qui culminent, en 1971, avec l’emploi de mesures de répression de l’utilisation de la marijuana, causant 109 arrestations en dix jours. Dans le style insolent de l’époque, « une fumerie Gastown et des festivités de rue » s’organisent au Maple Tree Square (approximativement à deux pâtés de maisons du coin Abbott et Cordova) pour protester contre les tactiques policières et appuyer la légalisation de la marijuana. Des indicateurs de police infiltrent la scène et soulèvent la crainte d’une confrontation armée. L’équipe de police secours sur le qui-vive décide d’intervenir, même si les armes évoquées par la rumeur ne se matérialisent jamais. L’événement relevait donc plutôt d’une forme de contrôle par anticipation que d’une véritable protestation. Selon tous les comptes rendus, les policiers antiémeutes furent assez brutaux, et on a par la suite ouvert une enquête afin d’examiner leur comportement. Dans son ouvrage retraçant l’histoire des émeutes à Vancouver, Michael Barnholden soutient que cette répression a entraîné la perte de l’innocence chez les jeunes1. Cette association explicite avec l’image de Douglas semble la plus importante en ce qu’elle marque un tournant pour les jeunes de Vancouver, qui prennent conscience à ce moment-là que la liberté de rassemblement ne va plus de soi.

Élaborant sa pensée sur les associations existant dans le secteur où se situe l’édifice Woodward, Douglas affirme avoir choisi de représenter cette émeute parce qu’il connaissait l’importance de cette date charnière dans le développement de Gastown2. En conséquence, la Ville entreprit de développer le lieu à des fins strictement commerciales, prolongement de la disparition des quartiers défavorisés à l’intérieur des villes amorcée dans les années 1950 à la suite de la croissance des banlieues. Ce n’est pas un hasard si ce phénomène a contribué à l’aliénation des jeunes qui se voyaient empêchés d’occuper à nouveau l’endroit. En 1970, l’intellectuel Henri Lefebvre, décrivant l’organisation des villes et des banlieues comme le noyau dur des valeurs sociales du capitalisme et des relations de classe, affirmait qu’un changement révolutionnaire ne se produirait qu’en transformant la structuration de l’espace public3. Travailler à l’autodétermination et pour des relations sociales équitables exigeait une re-conceptualisation des possibilités de la vie urbaine.

Gastown, dont l’activité économique ne fut jamais solide, mais toujours vitale, a décliné par la suite jusqu’à son état présent, soit un des quartiers les plus pauvres et envahis par la drogue en Amérique du Nord. La fermeture du magasin familial Woodward a largement contribué à cette décrépitude. La disparition de ce grand établissement au style suranné, qui avait à l’époque une section alimentaire prospère, a entraîné la ruine de la plupart des commerces locaux.

L’édifice est resté inoccupé plus de dix ans pendant lesquels ni le milieu des affaires ni l’administration municipale ne réussirent à convaincre un promoteur immobilier de le reprendre. En 2002, pendant trois mois, il a été entouré de tentes occupées par des activistes qui protestaient à propos de la condition des sans-abri dans les alentours. Quelques années ont passé avant que se fasse l’élaboration d’un plan avec la Ville, les promoteurs Westbank Projects/Peterson Investment et d’autres partenaires, pour y loger des condominiums, des logements à loyer modique, des espaces commerciaux et des bureaux, et la Simon Fraser University School for the Contemporary Arts. L’immeuble héberge maintenant une galerie d’art, un théâtre « boîte noire » ainsi que des supermarchés de denrées alimentaires et de produits pharmaceutiques. Dans le contexte de l’Accord de Vancouver, plan de revitalisation engageant les trois ordres gouvernementaux, Woodward fut perçu comme l’emblème de ce plan de développement du quartier consacré à la réhabilitation sans déplacement de résidants.

En cours de route, quelques promesses quant au nombre de prétendus logements à loyer modique se sont volatilisées, et le voisinage continue de lutter avec tous les ordres gouvernementaux en ce qui concerne leur engagement à procurer des habitations et des services, comme un site d’injection supervisée qui contribue à l’hygiène publique dans le secteur. L’ouverture de l’édifice Woodward a déjà radicalement transformé le lieu. Reste à voir s’il s’agit de la pierre angulaire sur laquelle reposera l’embourgeoisement total du quartier ou d’un obstacle sur la route d’une expérience concluante de mélanger différentes communautés économiques.

Cette tentative de réunir divers groupes socioéconomiques d’individus a également inspiré l’œuvre de Douglas4 et sa représentation d’une époque où différents groupes s’affrontaient dans les parages. Les réactions vis-à-vis de l’œuvre varient, occasionnant un véritable dialogue avec l’Histoire, la mémoire, le contrôle, le pouvoir, et le pouvoir de la représentation.

L’image elle-même contient une logique triangulaire : trois coins, trois lampadaires, trois groupes de policiers en chemise bleue et de jeunes gens. Dans une autre version de cette photographie, publiée dans Walrus à l’été 2009, on trouvait également trois jeunes dans une intersection autrement vide. Dans l’installation au Woodward, la figure la plus éloignée dans l’intersection n’est pas intégrée en raison de l’assemblage de l’image5, ce qui a pour effet de concentrer le regard sur une femme aux longs cheveux roux et sur le visage tendu d’un jeune homme jetant un coup d’œil par-dessus son épaule. (Ce regard sert à établir un lien entre le lieu de l’image et celui de l’émeute au Maple Tree Square, un peu plus loin.) Cette dernière figure est d’autant plus saisissante qu’elle apparaît dans l’éclat éblouissant d’un lampadaire. L’absence de la troisième figure laisse l’intersection complètement ouverte, entourée de spectateurs et de policiers en chemise bleue à pied et à cheval. L’image montre la bordure plus contrôlée de la zone d’émeute, délimitée par la circulation immobilisée. Parmi les spectateurs, on aperçoit des hommes en complet et d’autres le long de l’édifice Woodward, une femme vêtue d’un manteau brun, un jeune couple au coin de la rue et, bizarrement, deux garçons tranquillement assis au bord du trottoir dans la partie inférieure de l’image. L’un d’eux observe la scène avec curiosité tandis que l’autre regarde par-dessus son épaule l’action se déroulant plus loin dans la rue ou quelqu’un hors champ. Ces enfants prennent connaissance du maintien de l’ordre public.

La Gendarmerie royale du Canada s’emploie à circonscrire la foule contre les édifices et les automobiles. Certains des jeunes gens pourraient être des indicateurs, quelques-uns d’entre eux brandissent des matraques et semblent aider les policiers. Selon toute apparence, l’image représente le contrôle autoritaire de l’espace public – un nettoyage du centre. Comme telle, et malgré la complexité et l’ironie inhérentes à toute circonstance déterminée, elle s’érige comme un rappel des forces du pouvoir et incite à réfléchir aux droits civils et à la liberté – un repère lié à notre époque de surveillance et de contrôle accrus. On est frappé par la différence d’aspect entre les membres de l’escouade antiémeute, vêtus de chemises bleues et portant des casques, et ceux d’aujourd’hui, protégés par leur tenue militaire menaçante. Si l’on avait à se figurer une émeute aujourd’hui, on imaginerait probablement des gens se tordant de douleur au sol à cause de l’utilisation de sons à haute fréquence, dernier cri dans l’arsenal d’armes à la disposition de la police.

Le vide au centre de la photo intensifie également l’isolement de chaque section de l’image comme autant d’histoires individuelles se déroulant à l’intérieur de cette confrontation. Mesurant approximativement 9 x 15 mètres, l’échelle et la construction de l’image paraissent cinématographiques. Douglas a mis toute l’action en scène dans un parc de stationnement, photographiant pendant trois jours, deux avec des acteurs et l’autre avec la scénographie elle-même. L’image est un montage fabriqué à l’aide de cinquante vues et neuf scènes écrites par l’artiste6. Alors que la force brutale des chevaux chargeant les protestataires est indirectement menaçante, l’utilisation de plusieurs personnages et comportements empêche le regardeur de s’absorber complètement dans une image uniforme et totalisante, ce qui s’accorde avec la stratégie de composition de l’artiste et avec ses précédentes œuvres filmiques programmées dans lesquelles la narration s’assemble et se réassemble dans de multiples variations.

Dans la série Humour, Irony and the Law7, Douglas a mis en scène quatre images inspirées de moments significatifs faisant référence à l’ordre public dans l’histoire de Vancouver. Outre la représentation de l’émeute de Gastown, on y trouve une œuvre à propos d’une démonstration de 1912 pour la liberté de parole, une confrontation entre la police et les débardeurs en chômage sur le quai Ballantyne en 1935 et une photographie d’apparence insipide (bien que magnifiquement détaillée) d’une foule au champ de courses Hastings en 1955. Selon Douglas, cette dernière image représente un groupe d’individus « inclus dans un corpus sans qu’ils le sachent »8, ce qui suppose la participation d’une caméra. À la lumière de la spécificité historique des autres photographies, je soupçonne une allusion à une forme particulière de surveillance.

Dans son essai, Deleuze définit la loi moderne comme une force qui se fonde sur elle-même, pur pouvoir, pure forme, une dynamique fondamentale de l’organisation sociale des humains. L’ironie et l’humour représentent deux modes d’opposition à la loi et de subversion de celle-ci, encourageant le « mouvement perpétuel et la révolution permanente 9» de l’anarchie qui assure la puissance de la différence. L’ironie se distanciant de la lutte, l’absurdité devient apparente. Un autre ouvrage de Deleuze à la même époque est une méditation sur la répétition comme productrice de différence – entre le dedans et le dehors, entre l’action et l’idée. Apprendre se fait dans la rencontre, dans l’espace dynamique de la différence entre le signe et la réaction, où les idées et la différence peuvent se manifester : « À tous égards, la répétition, c’est la transgression. Elle met en question la loi, elle en dénonce le caractère nominal ou général, au profit d’une réalité plus profonde et plus artiste.10» La répétition reconnaît l’événement unique et original comme un signe, un lieu de théâtre. « Les signes sont les véritables éléments du théâtre. Ils témoignent des puissances de la nature et de l’esprit qui agissent sous les mots, les gestes, les personnages et les objets représentés. Ils signifient la répétition comme mouvement réel, par opposition à la représentation comme faux mouvement de l’abstrait.11» Dans l’œuvre de Douglas (Abbott & Cordova, 7 August 1971), cette idée est mise en pratique comme signe explicite, mais aussi métaphoriquement dans sa construction – non pas délibérément une image visible des deux côtés, mais deux images reproduites séparément, avec un espace dynamique de lumière entre les deux.

Cette image trouble un grand nombre de gens, gênés par la représentation de la brutalité policière ou par le souvenir de cet événement particulier. La question subsiste : comment cette œuvre se positionne-t-elle comme art public dans un centre commercial ? Est-ce que les associations que l’on fait à son sujet sont complètement récupérées par la nouvelle pratique du partenariat public/privé – des espaces de propriété privée qui semblent publics, avec des ententes concernant leur accès pour tous ? Les pairs du promoteur Ian Gillespie le trouvent audacieux de présenter cette œuvre d’art; ou peut-être fait-il preuve de sens pratique; ou bien est-il possible qu’il soit lui aussi pris dans l’idéalisme de cette rhétorique de changement concernant la mise en valeur du Woodward. Assiste-t-on à l’ultime pouvoir du néolibéralisme dans sa capacité d’absorber la critique ou à une vague transformation dans la façon dont les villes sont pensées et qui commence à se faire sentir au-delà des conceptions totalitaires du capitalisme et de la propriété privée ?

À la suite des réflexions de Lefebvre, la conception d’espaces publics privatisés n’est pas encourageante, mais les activistes vivant et travaillant à Gastown ont joué un rôle-clé en obtenant des espaces abordables pour des organisations qui se consacrent à l’art et au logement, et ils continuent d’exercer des pressions afin d’assurer une nouvelle forme de vie urbaine. L’œuvre de Douglas plane sur ce terrain contesté, rappel de la persistance et de la banalité des forces qui maintiennent le statu quo, séparant au propre et au figuré la cour privée de la place publique et déterminant cette frontière comme une zone de conflit.
Traduit par Jacques Perron

1 Michael Barnholden, Reading the Riot Act, Vancouver, Anvil Press, 2005, p. 86-95.

2 Kevin Griffin, « Gastown Riot Recreated in Contemporay Woodward’s Photograph », Vancouver Sun, 6 janvier 2010.

3 David Harvey, « The Right to the City », New Left Review 53, sept.-oct. 2008, http://www.newleftreview.org/?view=2740. Voir également Henri Lefebvre, La Révolution urbaine, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1970.

4 Robin Laurence, « The Battle of Gastown », Georgia Straight, 31 décembre 2009.

5 Correspondance par courriel avec l’artiste, 9 février 2010. 6 Ibid.

7 Titre d’un chapitre de Présentation de Sacher-Masoch, de Gilles Deleuze, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 71.

8 Ibid.

9 Gilles Deleuze, « Humour, Irony and the Law » réimprimé dans Scott Watson, Diana Thater et Carol J. Glover, Stan Douglas, Londres, Phaidon Press Ltd, 1998, p. 84.

10 Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, P.U.F., 1968, p. 9.

11 Ibid., p. 36.

Karen Henry est commissaire, auteure et consultante en art. Elle a été directrice du Western Front à Vancouver, directrice/commissaire de la Burnaby Art Gallery et commissaire adjointe de la Presentation House Gallery. Elle gère actuellement des projets d’art public pour des municipalités et des entreprises. Elle a publié des articles dans Video Guide, Afterimage, Prefix, Blackflash, Parachute, High Performance et dans plusieurs catalogues d’art, tel Acting the Part: Photography As Theatre (Ottawa, Musée des beaux-arts du Canada, 2006).
 

 
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