[21 décembre 2021]
Par Sophie Bertrand
« Radioscopie » est un terme emprunté à l’imagerie médicale qui suggère l’observation des mouvements internes du corps. Mais il est moins question ici de technique aux rayons X que d’une photographie infrarouge permettant de capter les mouvements de corps endormis. Radioscopie du dormeur, le dernier projet photographique de Caroline Hayeur, nous plonge dans les nuits pour y examiner les habitudes gestuelles du sommeil, rythmées par ses différents cycles. Mis en examen par l’artiste, les participants, célibataires, en couple ou en famille, ont confié à la photographe l’intimité de leur repos nocturne. Corps fusionnés sous des draps froissés, couvertures modulant les formes, l’humain est ainsi pris en flagrant délit d’abandon, livré à l’appareil photo comme seul témoin de son état ensommeillé. Quelques regards, tantôt somnolents, tantôt éveillés, jettent un coup d’œil furtif dans le noir, les pupilles dilatées par la pénombre. Quelle heure est-il? Le temps se fige jusqu’à ce que l’un des capteurs placés au-dessus du lit détecte un nouveau mouvement et enregistre l’instant.
Radioscopie du dormeur est un projet documentaire qui se situe à la lisière entre étude scientifique et recherche anthropologique. Cette série en noir et blanc – l’artiste privilégiait jusque-là l’usage des couleurs acidulées et contrastées dans sa production photographique – vient s’inscrire logiquement dans l’enquête menée sur les rituels corporels par Caroline Hayeur tout au long de sa pratique artistique. Le projet réunit en effet plusieurs thématiques récurrentes relevées dans ses œuvres précédentes : l’espace intime de la chambre, déjà terrain d’observation dans les séries Mes nuits blanches (2003) et Adoland (2014–2017), ou la collecte de mouvements du corps, au cœur des ensembles Rituel festif (1997), Tanz Party (2002), Amalgat, danse, tradition et autres spiritualités (2007) ou encore Abrazo1 (2016), consacré au tango. En 2010, son travail Humanitas rendait compte quant à lui, du cycle de la naissance à la mort par une mosaïque photographique répertoriant les émotions primaires.
Outre ces thématiques qui semblent nourrir constamment ses projets, Caroline Hayeur démontre un intérêt grandissant pour la recherche technique et les formes installatives au sein de sa pratique documentaire. Dans ce projet entamé il y a plus de quatre ans, le dispositif photographique représente une part importante de l’expérience. Pour ce faire, l’artiste s’est inspirée des caméras de chasse censées surveiller le gibier dans un environnement naturel. Dans un premier temps, elle a utilisé le procédé dans « le bois » jouxtant son chalet situé dans la Vallée-de-la-Gatineau en Outaouais, et enregistré les va-et-vient de la faune nocturne. Après l’obtention de résultats concluants, elle a opté pour un équipement comprenant trois appareils photo, dont un fournissant des images haute définition et deux caméras de chasse. Installés sur une structure surplombant le lit des participants, l’un est programmé pour des déclenchements réguliers, tandis que les autres possèdent un détecteur de mouvement. Favorisant ainsi « l’invisibilité de l’appareil », la photographe revient au petit matin pour collecter les photos et les « images animées » enregistrées pendant la nuit, afin de procéder à une analyse des données.
Curieuse, sans être voyeuse, intime plus qu’opportuniste, la démarche de Caroline Hayeur s’inscrit dans un art documentaire dont la nature collaborative vise ici à sonder différents « types » de dormeurs. Le retrait volontaire de la photographe dans un processus « en temps réel » de la prise de vue remet en question les nouvelles stratégies documentaires2 devenues protéiformes et propose une réévaluation de notre rapport à la présence (ou non-présence) du photographe. Entre régime artistique et documentation, Radioscopie du dormeur navigue à même ces frontières confuses où désormais le fond et la forme se confondent et se complètent.
Le premier volet expérimental de Radioscopie du dormeur a été réalisé lors d’une résidence dans le Bas-Saint-Laurent et a été présenté dans le cadre de la dixième édition de la Rencontre photographique du Kamouraska qui a eu lieu à l’été 2021. Dans le cadre de sa thématique Nos recommencements3, le corpus a été présenté sur les parois du quai de la ville. Exposée aux cycles maritimes du fleuve, l’installation tributaire des intempéries et des allers-retours des marais répondait ainsi aux cycles du sommeil capté sur les images. Le second volet du corpus était en production dans la région de Montréal au moment de publier ces lignes. La finalité du projet devrait voir le jour sous la forme d’une installation sonore et sensorielle dans un lieu de diffusion propice à une expérience immersive.
2. Emmanuelle Léonard, « Quelques stratégies documentaires en photographie », dans Aline Caillet et Frédéric Pouillaude (dir.), Un art documentaire : enjeux esthétiques, politiques et éthiques, Actes de colloque, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 225–229.
3. centredartkamouraska.ca/expositions/nos-recommencements
Active sur le terrain depuis trente ans comme photojournaliste et documentariste, Caroline Hayeur explore les questions du corps social. Sa quête est celle des lieux et des formes de socialisation dans la lignée du documentaire et du portrait humaniste. Plusieurs de ses projets prennent pour origine des résidences d’artiste au Québec et à l’international. Si ses images circulent en quantité dans le milieu de l’information (quotidiens, mensuels, presse spécialisée), ses mises en espace et ses installations, généralement à grand déploiement, s’inscrivent dans le champ de la photographie plasticienne. art.carolinehayeur.com/
Photographe, critique et commissaire indépendante, Sophie Bertrand est une collaboratrice régulière de Ciel Variable depuis 2018. Ses textes ont également été publiés dans Photosolution, ESSE, Ricochet et L’Oeil de la Photographie, ainsi que dans le récent livre Une Histoire des femmes photographes. Parallèlement à sa pratique et ses projets photographiques, elle est finissante en M.A muséologie à l’Université du Québec à Montréal. L’intérêt de ses travaux de recherche est orienté sur la photographie contemporaine et documentaire, ainsi que sur le patrimoine et les collections photographiques.