[13 mars 2024]
Par Michel Hardy-Vallée
En arrivant dans une nouvelle ville, ou un nouveau quartier, demander son chemin nous mérite parfois des perles comme « tournez à gauche après l’ancien dépanneur Perrette, celui qu’ils ont démoli ». La mémoire des lieux est ancrée beaucoup plus solidement que les bâtiments, dont l’existence obéit à la logique du capitalisme plus qu’à celle de la vie des résidents. Trois quartiers de Montréal – le Red Light, le Faubourg à m’lasse et Goose Village – ont été nivelés par la Ville entre la fin des années 1950 et le début des années 1970, et leur disparition est l’arrière-plan des protestations citoyennes contre le développement sauvage, comme celle du quartier Milton-Parc.
Si le Red Light (au centre-ville) a perduré symboliquement comme l’épitomé de la vie nocturne, et qu’on se rappelle du Faubourg à m’lasse (à l’est) pour avoir été sacrifié à l’autel de la construction de la tour de Radio-Canada/CBC, maintenant désuète, Goose Village (à l’ouest) ne possède pas ce deuxième acte dans la mémoire collective. Même des marqueurs historiques, comme celui de Parc Canada qui y fut un temps érigé, ont été détruits. Parce que les parents de Marisa Portolese ont vécu dans cette enclave proche du pont Victoria, dans le quartier Pointe-Saint-Charles, l’artiste interroge ici les archives, les lieux et les gens dans une démarche d’abord autobiographique, puis historique. N’y ayant pas résidé, elle travaille depuis la perspective de quelqu’un qui tente de comprendre la démolition de l’habitus, ainsi que le nivellement psychique et le rouleau compresseur de l’oubli qui affligent sa propre famille, et qui s’étendent à la communauté immédiate, et finalement à notre société dans son ensemble.
L’ouvrage Goose Village, de Portolese, repose sur une méticuleuse recherche combinant les documents d’archives, l’histoire orale et les études urbaines à une démarche de portraitiste. Comme chercheuse, elle crédite l’exposition Quartiers disparus (2011–2013) du Centre d’histoire de Montréal (aujourd’hui le MEM) en tant qu’impulsion décisive à son projet, mais son intention mijotait de longue date : comprendre ce qu’était Goose Village, comment les gens y vivaient et ce qu’il en reste. Elle travaille en tant que photographe dans la continuité de ses projets tels que Belle de jour (2002) et Dans le studio avec Notman (2018). Transportant des techniques de studio sur les lieux mêmes du village disparu, revisitant et manipulant des images produites par l’administration municipale, elle tente par divers moyens de conjurer la vie qui s’est envolée en poussière. De sa recherche, on retiendra le décryptage, avec l’aide de Gilles Lauzon et Denis Tremblay, du système de numérotation employé par la Ville afin de coder les photographies des lieux à démolir. Portolese en tire un panorama intégral d’une rue disparue, qu’on pourrait sous-titrer, en hommage à Ed Ruscha, Every Building on Forfar St. North.
Une étude patiente des archives iconographiques a également mené l’artiste à tenter une analyse systématique des papiers peints pour relier des images mal documentées. De cet effort ultimement infructueux, elle tire néanmoins deux saisissantes natures mortes : imprimant à l’échelle le motif des papiers peints sur de grandes feuilles, elle installe celles-ci sur un mur, recréant ainsi le décor d’une maison disparue, qu’elle meuble d’artéfacts. Ajoutant l’agrandissement, toujours à l’échelle, d’une vue d’intérieur, elle crée, par l’installation, une version virtuelle d’un environnement disparu. Finalement, en visitant avec ses parents les stationnements déserts, les terrains vagues, les fourrés confus que sont devenus les lieux mêmes du Village, elle produit une série de paysages et de portraits pétris d’absurdité topographique et de dépossession mémorielle. En tant qu’immigrants italiens, les parents de Portolese ont laissé beaucoup derrière eux, et la source de leur propre enracinement a également été gommée.
Les trois « quartiers disparus » de Montréal étaient tous des quartiers populaires, dans lesquels étaient dirigées les vagues d’immigrants en provenance d’Ukraine, d’Italie, d’Irlande ou de Pologne et où ceux-ci côtoyaient les populations canadiennes-françaises. Ma mère a grandi aux limites du Faubourg à m’lasse, à deux rues de l’église catholique ukrainienne Saint-Michel-Archange, mais elle m’a confié qu’à cette époque la méfiance éloignait les communautés culturelles. Maintenant, plus que jamais, il est possible de décloisonner la mémoire collective, et le travail artistique permet une telle intervention. L’intelligence plastique de Portolese dans ce projet mérite un deuxième acte. Si l’ouvrage est exhaustif quant à l’explication de sa démarche, le volume de texte pousse les images vers la marge, et le commentaire du commissaire Vincent Bonin peut être redondant avec celui de l’artiste. On comprendra les impératifs de financement de la recherche qui expliquent le produit fini, mais on espèrera aussi une nouvelle version de l’ouvrage, plus ambitieuse, qui tirera son affect de la calme et poignante intensité avec laquelle la photographe a su mettre en image cette catastrophe sociale.
Michel Hardy-Vallée est historien de la photographie, commissaire indépendant et chercheur invité au Gail and Stephen A. Jarislowsky Institute for Studies in Canadian Art de l’Université Concordia. Ses recherches portent sur le livre de photographie, la narration visuelle, les pratiques interdisciplinaires ainsi que sur les archives, dans les contextes québécois et canadiens. Il travaille actuellement à une monographie de John Max.