[5 décembre 2023]
Par Louis Perreault
On entend presque le murmure de la campagne environnante s’infiltrer par les fenêtres entrouvertes. On imagine cette trame sonore gagner quelques décibels entre ces murs, une douce réverbération se mêlant aux bruits des pas d’Alessandro Twombly, guidant l’artiste Ewa Monika Zebrowski dans la maison de son père défunt, le célèbre peintre, sculpteur et photographe Cy Twombly. Au travers de la fenêtre, les collines environnantes sont en attente du renouveau printanier, s’offrant au regard ému de Zebrowski, comme elles se sont offertes à celui qui y trouva pendant près de cinquante ans matière à nourrir son imaginaire et son esprit créateur.
I NEVER KNEW CY TWOMBLY, Bassano in Teverina. est un livre délicat. Sa couverture d’un blanc calcaire, estampée du titre en caractères avec empattements, est faite d’un carton choisi soigneusement par une artiste passée maître dans la création de livres d’artistes précieux, à tirages limités et trouvant place dans les collections les plus prestigieuses de ce médium. Ce récent titre est une première incursion de Zebrowski dans le marché de l’édition dite « courante » et force est de constater qu’elle y a transposé son attachement au livre-objet et son talent à mettre en page avec raffinement un travail photographique et poétique.
On prend cet ouvrage en main avec une certaine révérence, en inspectant sa reliure exposée et la finesse de son papier, en lisant lentement les courts poèmes et en s’attardant au choix de la police de caractère, allant même jusqu’à considérer l’usage systématique de l’italique comme l’inclinaison humble d’une artiste devant l’immense impact de Twombly sur son travail. Nos doigts frôlent le dos du livre et on relit le titre : I NEVER KNEW CY TWOMBLY. L’impression qui demeure pourtant après la lecture est que Zebrowski retrouve ici un compagnon bien connu. Des images qu’elle fera alors de cette maison se dégage un sentiment de proximité envers les lieux représentés et l’artiste qui les habita.
La séquence d’images s’ouvre et se ferme sur la même photographie, une vue sur les coteaux de Bassano in Teverina – cette petite municipalité italienne dans laquelle Twombly avait établi un de ses ateliers. Lorsqu’on saisit toutes les pages intérieures afin de relever cette stratégie séquentielle, un paysage panoramique s’ouvre sous nos yeux. Nous entrons dans l’espace-livre comme elle entre dans l’espace-lieu. Nous en sortirons avec elle.
Ce type de dédoublement d’images ou de sujets structure d’ailleurs la lecture, alors qu’un jeu de va-et-vient caractérise la manipulation, reconnaissant ici un détail qu’on a vu ailleurs et revoyant là, d’un angle différent, la pièce aperçue précédemment. Ces échos visuels révèlent ainsi la trajectoire de l’artiste dans l’espace et, si on ne doute point qu’elle aura reconstruit sa série sans se soucier de la chronologie de sa prise de vue, il n’en demeure pas moins que le livre nous emporte dans un parcours visuel marqué d’avancées et de pauses, de retournements physiques dans l’espace, d’approches et de prises de distances par rapport aux meubles, aux fenêtres, aux pièces et autres particularités architecturales.
On imagine Zebrowski avançant dans ces lieux, photographiant le lit encore fait ou le coussin placé nonchalamment sur le fauteuil et s’émouvant devant l’indéniable présence qui se ressent paradoxalement dans l’absence et le vide. L’auteur Dean Rader, qui signe la postface du livre, en parle élégamment lorsqu’il dit que malgré leur abandon évident, il ressent, face aux images, « un plein esthétique » (an aesthetic fullness).
Ce travail s’articule autour d’une seule visite, en mars 2015, de la maison du peintre décédé quatre ans plus tôt. Il fait partie de ces projets éclairs, dont l’expérience fulgurante de création s’enrichit grâce au temps qui laisse murir les images et les idées. Le charme de I NEVER KNEW CY TWOMBLY réside dans la simplicité de la proposition, qui révèle une écriture photographique mature et subtile. On reconnaît le style de Zebrowski et, bien que l’ensemble s’offre comme une exploration impressionniste du lieu, l’artiste se déleste ici des effets qui ont souvent rapproché ses images d’une sorte de pictorialisme contemporain. Quelques images floutées ou cadrages obliques témoignent d’un geste photographique leste, mais dans l’ensemble, l’observation paraît déférente, soucieuse de capter avec modestie l’essence de ces espaces. L’équilibre est juste, le rythme impose une lecture méditative et la profondeur de l’œuvre se découvre à mesure que l’on revisite l’ouvrage.
I NEVER KNEW CY TWOMBLY est le résultat d’une collaboration de l’artiste avec Nearest Truth Editions, une nouvelle plateforme de diffusion qui se veut axée sur « la transparence et la coopération ». Initiée par Brad Feuerhelm, un artiste et critique prolifique, elle s’ajoute au programme déjà bien chargé de Nearest Truth, l’entité plus large qui compte déjà une baladodiffusion de plus de 300 épisodes et un programme d’ateliers de longue durée, menant les participants à la création d’un livre photographique. Comme ces collaborations s’échelonnent sur le long terme, l’accent est mis sur le processus créatif et l’apprentissage des réalités du monde de l’édition. Alors que le modèle prédominant dans ce domaine fait reposer le poids des investissements sur le dos des artistes, sans qu’ils ne puissent toucher de manière substantielle aux bénéfices des ventes, le modèle de Nearest Truth Editions offre à ceux-ci le meilleur de l’autoédition tout en leur permettant de profiter du soutien d’une structure et d’une communauté sérieuse et engagée dans la promotion du livre photographique.
Louis Perreault vit et travaille à Montréal. Il déploie sa pratique à l’intérieur de ses projets photographiques personnels ainsi que dans les projets d’édition auxquels il collabore grâce aux Éditions du Renard, qu’il a fondées en 2012. Il enseigne la photographie au Cégep André-Laurendeau et contribue régulièrement au magazine Ciel variable, pour lequel il recense la parution de livres photographiques.