Kim Waldron, Une société constituée dans les images du soi – Bernard Schütze

Une société constituée dans les images du soi

par Bernard Schütze

[EXTRAIT]

Depuis plus de vingt ans, Kim Waldron mène une pratique artistique hardie dans laquelle elle explore les modes d’autoreprésentation pour s’inscrire elle-même dans des sphères sociales comme la vie familiale, le travail dans une variété de déclinaisons, la démocratie représentative et la finance d’entreprise. À cette fin, elle déploie sur la durée des projets qui lui permettent de jouer divers rôles dans des contextes de vie réelle. Le corpus d’œuvres présenté dans Kim Waldron ltée : société civile1 témoigne de ces expérimentations et des problématiques auxquelles elles s’intéressent. Par ailleurs, la notion d’autoreprésentation ancrée dans le tissu social, au cœur de la démarche de l’artiste, est mise en avant avec éloquence par le design d’exposition et l’approche conceptuelle. Ce tour de force est à la fois un panorama révélateur de sa pratique multiforme et une (auto)réflexion fascinante sur la production artistique et le processus muséologique derrière l’exposition.

Le texte mural d’introduction explique clairement que Kim Waldron ltée : société civile ne se résume pas à la présentation que nous allons découvrir, mais qu’il s’agit du fruit d’un projet artistique intitulé Société Kim Waldron ltée – une société par actions comprenant quatre associées : Kim Waldron, présidente, et Louise Déry, Michèle Magema et Anne-Marie Ninacs, vice-présidentes. Du reste, ce sont ces mêmes quatre femmes qui sont les fers de lance de l’exposition. L’objectif principal de la société est de réaliser une rétrospective monographique du travail de Kim Waldron, portant ainsi la notion centrale d’autoreprésentation à un niveau méta-exhibitionnel. Toutefois, la manière dont l’exposition se rabat sur elle-même n’apparaît pleinement que plus tard. Pour mieux comprendre ce dispositif particulièrement intrigant (à savoir, une autoreprésentation d’autoreprésentations), il faut se pencher sur la nature de sa manifestation et sa problématisation au sein et à travers des œuvres de Waldron exposées.

La vidéo Self-portrait (2017), pièce qui ouvre l’exposition, donne le ton pour ce survol d’une carrière qui est toujours imbriquée dans les domaines sociaux où elle s’épanouit. Sur fond de gratte-ciel d’acier et de verre vus à une certaine hauteur, un personnage vague et diaphane vient lentement se refléter dans une vitre. Au fur et à mesure que l’image gagne en précision, il devient évident que cette présence furtive s’avère être celle de Waldron dans un bureau, faisant face aux bâtiments en arrière-plan. Son apparition éthérée au milieu des tours à bureaux impersonnelles met l’accent sur les pôles opposés où se révèlent ses représentations de soi. Son émergence à peine visible, d’un côté, et, de l’autre, les tours impérieuses comme symboles d’une société sans visage, définissent le champ de rencontre entre l’expérience intime et les forces sociales au sens élargi.

Cet établissement initial d’une frontière entre soi et société est précisé dans un petit cubicule aménagé dans la partie centrale avant du vaste espace d’exposition. Les images qui y sont présentées relèvent de la sphère plus personnelle de Waldron. Outre Self-Portrait, déjà mentionné, trois peintures de Waldron enceinte et deux photographies de la série Kim Kim (2008), illustrant sa véritable famille et une famille adoptive coréenne fictive, sont installées sur les murs extérieurs de la pièce. Prises dans leur ensemble, ces images évoquent un cadre d’identité personnelle et d’appartenance familiale immédiate. L’impression de niveau d’intimité est encore plus accentuée par Big Mac and Patty (after Martha Wilson, Breast Form Permutated, 1972) (2023), une grille de neuf photographies, seul ensemble exposé à l’intérieur du cubicule. Cette œuvre profondément personnelle fait référence aux traitements subis par Waldron pour un cancer du sein. La courageuse expression de vulnérabilité évoque une expérience à la limite du descriptible. À la manière d’un noyau, cette intériorité sensible est enveloppée d’une couche extérieure de représentations d’identité personnelle et d’appartenance familiale. C’est dans le rapport à cette démarcation initiale que se met en mouvement l’interaction entre fictif et tangible, individuel et collectif. Pour instaurer un dialogue entre les différents registres, les commissaires ont pris la décision capitale de rompre avec le format sériel dans lequel l’essentiel du travail de Waldron avait été présenté jusqu’à présent.

Puisant dans le corpus avant tout photographique comme une sorte de réservoir, elles ont agencé les œuvres individuelles en fonction de caractéristiques communes, comme des thèmes analogues, des gestes ou situations semblables et des éléments graphiques récurrents. Les groupements qui en résultent, composés presque exclusivement de photographies de Waldron dans un éventail de contextes sociaux, courent sur les murs des deux salles principales d’EXPRESSION. Ce dispositif touffu crée une impression étourdissante d’une présence qui oscille entre singulier et multiple, et traverse différents cadres temporels. La combinaison de répétition et de changement est judicieusement soulignée dans le choix et la présentation des agencements photographiques.

Sur l’un des espaces muraux, le dénominateur commun entre les photographies est que toutes contiennent des éléments visuels liés à la lecture ou à l’instruction. Les images montrent Waldron allongée dans des décors avec des étagères de livres derrière elle, consultant des documents dans une bibliothèque, assise à un bureau en train de regarder des écrans d’ordinateur, etc. Ces œuvres sont tirées des séries Working Assumption (2010), où Waldron se mettait en scène dans diverses fonctions professionnelles, Made in Québec (2015), un projet basé sur l’exportation de son travail en Chine comme moyen de remettre en cause le recours à une main-d’œuvre bon marché qui permet une consommation à prix abordable en Occident, et No Hero (2022), centrée sur le rôle potentiel que peuvent jouer les individus dans un effort collectif pour combattre le changement climatique. Dans un autre groupement, c’est la notion de travail qui émerge comme trait d’union. Des photographies montrent Waldron dans un sarrau de laboratoire ou portant un vêtement de travail chinois gris alors qu’elle accomplit des tâches manuelles dans un cadre industriel. Nombre de ces images sont aussi extraites de No Hero et Made in Québec.

D’autres agencements la montrent dans des situations impliquant la préparation et la consommation d’aliments, tirées de séries comme Beautiful Creatures (2013), un projet dans lequel elle a acquis une expérience pratique des procédés d’abattage et de dépeçage employés dans la production de viande, et Triples (2009), où elle tenait le rôle d’une troisième personne dans la sphère domestique de couples. Des images de situations sociales associées à la maternité, la famille et les amis sont réunies dans un autre groupe, qui lui aussi emprunte à plusieurs séries. En outre, les assemblements sont installés selon une chronologie, où les œuvres les plus anciennes sont placées en haut et les plus récentes en bas, faisant ainsi ressortir la récurrence de sujets courants. Il faut néanmoins souligner que deux des séries à connotation plus politique dans l’exposition ne sont pas mélangées de la même manière.

L’une comme l’autre s’intéressait aux ramifications politiques de l’autoreprésentation et témoignait d’un engagement plus marqué de Waldron à ce moment. La première, Same Day (2012), ici dans son intégralité, comprend une succession de premières pages encadrées de journaux canadiens publiés le même jour, pour deux dates distinctes. Les manchettes choisies traduisent un évident préjugé médiatique dans la couverture de la grève étudiante de 2012 au Québec. La série est complétée par deux autres documents : l’original d’une lettre écrite par Waldron au premier ministre Jean Charest pour dénoncer sa réaction à la grève et, à côté, une version largement remaniée de la même missive publiée dans le quotidien montréalais The Gazette. Ces deux dernières pièces sont juxtaposées à l’affiche de campagne qu’elle a créée dans le cadre du projet Public Office (2015), qui tournait autour de sa candidature comme indépendante dans la circonscription de Papineau lors de l’élection fédérale de 2015. Sur l’affiche, on peut voir l’inscription Indépendante imprimée au-dessus d’une photographie d’elle-même posant fièrement, le ventre arrondi par sa grossesse. Elle convoquait ainsi sa propre image comme moyen de remettre en question les ramifications de la représentation politique déléguée, surtout en ce qui concerne l’équité entre genres et l’inclusivité générationnelle.

Ces ensembles attestent les incursions de Waldron dans le domaine politique, tout en ouvrant la voie à une approche de nature plus conceptuelle de l’autoreprésentation qui en était le corollaire. Plus particulièrement, on passait ici d’une représentation de soi basée sur l’image à une autre, relayée cette fois par le document. Cette transition est mise en lumière dans la pièce restreinte à la fin du parcours de l’exposition. Contrairement aux deux salles principales, abondamment garnies de portraits de Waldron, ces derniers sont presque absents dans cet espace beaucoup plus petit. Plutôt que l’image photographique comme marqueur d’identité, ici, c’est la constitution en personne morale et son entité qui est au centre de l’attention.

Cette transformation s’est au départ opérée avec Kim Waldron Ltd. (2016–2020), pour laquelle Waldron s’est enregistrée elle-même comme société étrangère à Hong Kong. Les documents officiels établissant l’identité de la personne morale et une photographie de la tour à bureaux où l’entreprise est domiciliée sont exposés sur le même mur. En masquant sa visibilité derrière une société paravent, l’artiste critiquait la façon dont le pouvoir est de plus en plus éloigné de la représentation politique au profit des cercles d’affaires de la finance mondiale et de leurs stratagèmes d’occultation d’identité. Qui plus est, en inscrivant « Artwork » comme produit ou service principal de l’entreprise, elle attirait l’attention sur l’invisibilisation du travail artistique et critiquait la fonction d’actif de luxe attribuée à l’art. Cependant, la société ne servant surtout qu’à héberger des revenus ou actifs hors exploitation, elle a fermé ses portes en 2020, pour absence de perspectives autres. La Société Kim Waldron ltée (2023), entreprise qui lui a succédé et projet le plus récent de Waldron, est le sujet principal traité dans la pièce restreinte. Plusieurs éléments surprenants dans cette ultime présentation agissent comme un véritable coup de théâtre pour l’exposition prise dans son entièreté.

En entrant dans ce lieu, on est immédiatement frappé par la présence d’une grande feuille de papier qui recouvre le sol. Une reproduction du plan d’étage du centre EXPRESSION y est imprimée. Accrochée au mur, une photographie montre l’équipe des commissaires plaçant des reproductions photo miniatures des œuvres de l’exposition sur un plan d’étage semblable en tous points à celui qui est sous nos pieds. La mise en abyme de l’espace dans l’espace est complétée par des éléments qui précisent le rôle joué par la Société Kim Waldron ltée dans le processus et le résultat de l’exposition, comme le certificat de constitution de l’entreprise, ainsi qu’un enregistrement audio instructif d’une rencontre publique de son conseil d’administration. Plus importante encore est la manière dont l’action autoréférentielle de la Société Kim Waldron ltée est en soi un aménagement et une extension de la pratique qu’elle inventorie ici.

Parmi les objectifs affichés de cette société de capitaux non commerciale qui « ne vend rien et n’offre aucun service » se trouve l’organisation d’une exposition qui porte maintenant le titre Kim Waldron ltée : société civile. La rétrospective est, par conséquent, non seulement partie intégrante de la Société Kim Waldron ltée, elle est même l’aboutissement des activités de celle-ci. Les multiples auto­représentations de Waldron, ses incarnations singulières de rôles divers et variés dans la société civile, tout cela est réuni dans cette exposition qui est également une représentation de soi et une œuvre d’art à part entière. À la fois unique, par sa nature éponyme, et multiple, par son statut de personne morale, la Société Kim Waldron ltée compose un grand autoportrait des nombreux cordons de l’insertion protéiforme de Waldron dans différentes sphères sociales. En revisitant ces attitudes insolites de la société nourries d’innombrables images du soi, l’activité de l’entreprise fait la démonstration concrète que nos actions et nos façons d’être peuvent contribuer à un monde plus juste dans lequel nous serions en mesure de mieux nous reconnaître.   Traduit par Frédéric Dupuy

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 127 – SŒURS, COMBATTANTES, REINES ]
[ L’article complet en version numérique est disponible ici : Une société constituée dans les images du soi]

NOTES
1Tenue à EXPRESSION, Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe, du 20 janvier au 21 avril 2024.