[27 octobre 2020]
Par Reilley Bishop-Stall
Au printemps 2019, le Rapport sur le climat changeant du Canada confirme que le taux de réchauffement des régions nordiques du pays atteint trois fois la moyenne mondiale[1]. Avec le dégel du pergélisol, la fonte des calottes glaciaires et la hausse de la température des océans qui menacent la vie végétale, marine et animale, le Nord canadien est facilement et souvent invoqué comme un signe avant-coureur de l’avenir inquiétant de la planète. Mais pour les communautés de ces régions, les effets des changements climatiques sont déjà présents, intensément ressentis et activement affrontés. Plus de la moitié des résidents des territoires les plus septentrionaux du Canada sont autochtones. Prises avec de nombreuses réalités sociales, économiques et alimentaires déjà altérées par la violence et la domination coloniales, ces communautés subissent de manière disproportionnée les impacts des changements climatiques[2]. En même temps, elles sont en première ligne de l’action sur le climat et possèdent une vaste connaissance des écosystèmes nordiques et de leur conservation, ancrée dans la science et l’intendance autochtones.
Le photographe documentaire Pat Kane, un Algonquin anichinabé membre de la Première Nation de Timiskaming, collabore avec diverses Premières Nations et ONG depuis 2015. De cette expérience est née Guardians of the North, une série toujours en cours représentant le leadership des Autochtones dans les Territoires-du-Nord-Ouest sur le plan des efforts de conservation, des camps culturels et des initiatives touristiques. Les photographies du Nord, qu’elles soient produites pour accompagner des initiatives environnementales, inspirer des voyages ou promouvoir des projets d’extraction de ressources, tendent généralement à présenter des paysages spectaculaires : des perspectives ouvertes, des aurores boréales et de grandes étendues désertes qui confinent au sublime. Bien que les images de Kane incarnent la beauté et la monumentalité de la région, Guardians of the North traite particulièrement de la relation entre la population et le territoire. L’accent porte sur la familiarité et l’interaction des habitants du Nord avec la terre, l’eau et la météo, plutôt que sur les tentatives de maîtriser, de surmonter ou d’exploiter les éléments. Formellement, la netteté et la clarté des photographies rehaussent ou accentuent l’environnement, faisant du Nord lui-même un acteur ou un moteur de la série. De calme et dégagé, le ciel devient trouble et sinistre. Et l’eau est reproduite avec une précision frappante dans toute sa diversité : parfaitement étale ou poussée au mouvement par le vent ou un bateau; un miroir net pour refléter le ciel; un pourvoyeur généreux, sous forme liquide ou glacée.
Guardians of the North, qui comprend paysages, photos d’action, portraits et prises aériennes, offre une image riche et holistique de communautés multigénérationnelles aux liens profonds avec leur environnement. L’envergure de la série est formidable. Kane documente des activités qui se déroulent au cours des quatre saisons, dans de petites localités isolées : des personnes de tous les âges se déplaçant en bateau à moteur et en motoneige, vérifiant des pièges, récoltant poisson et gibier, suspendant viande et peaux d’orignal pour le séchage et, en famille, jouant, travaillant, cuisinant et riant. Du bonheur se dégage d’un grand nombre de ces images, ainsi qu’une intimité et une affinité apparentes entre le photographe et ses sujets, malgré sa position de visiteur. L’approche documentaire de Kane est immersive, attentive et en tout point collaborative, résultant en une série de vues respectueuses et nuancées. Ses images s’éloignent fortement de l’histoire familière et tendue de la photographie documentaire dans le Nord, celle véhiculée par les colons qui s’y sont rendus et qui ont revendiqué l’autorité de délimiter et de décrire la vie dans la région.
Dans Guardians of the North, ce sont les gens photographiés qui propulsent la série. En ressort un net sentiment de communauté, malgré (ou en raison de) l’isolement géographique qui est aussi apparent. La priorité est donnée à l’aspect intergénérationnel de pratiques fondées sur le territoire et d’efforts de conservation menés par la communauté. On voit souvent des enfants et des adolescents en compagnie d’adultes et d’aînés. Qu’ils participent à des activités de subsistance ou qu’ils jouent à proximité, leur présence souligne la nécessité de la connaissance et du savoir-faire passés d’une génération à l’autre. La parenté, la communauté et la conservation sont de la plus grande importance dans une région mise en péril par la crise climatique et par des pressions politiques, convoitée par des industries préjudiciables pour l’environnement et isolée par rapport aux ressources et soutiens offerts aux populations du sud du Canada. La série est sous-tendue par l’urgence, alors que les images illustrent l’incursion de sociétés minières, pétrolières et gazières, le changement dans les régimes climatiques et l’innovation nécessaire, ainsi que les efforts des résidents pour protéger leurs territoires et en assurer la maîtrise. Kane a affirmé que la relation à la terre des peuples autochtones est fondamentalement liée à l’identité et à la santé de la collectivité et de l’individu[3]. Ses photographies illustrent ces liens et font la preuve de l’engagement envers la conservation à la fois culturelle et environnementale, à travers le savoir traditionnel, l’adaptabilité et la résilience.
[1] Gouvernement du Canada, Rapport sur le climat changeant du Canada (2019), https://changingclimate.ca/CCCR2019/fr/.
[2]Mylène Ratelle et Francis Paquette, « Climate Policy ShouldReflectResilience of NorthernCommunities », The Narwhal, 2 décembre 2019, https://thenarwhal.ca/climate-policy-should-reflect-the-resilience-of-northern-indigenous-communities/.
[3] « Pat Kane: Capturing the People and Relationships at the Heart of Northern Canada » (entrevue), BESIDE,s.d.,https://beside.media/besiders/pat-kane/.
S’identifiant comme autochtone et descendant de colons, le photographe Pat Kane, de Yellowknife, s’intéresse à la vie et à l’environnement dans le nord du Canada et particulièrement aux questions touchant à l’autonomie des populations. Son approche donne aux gens l’impression de participer au processus de fabrication des photos. Il est cofondateur du Far North Photo Festival, une plateforme conçue pour les photographes travaillant dans des régions nordiques sous-représentées. www.patkanephoto.com
Basée au Québec, Reilley Bishop-Stall est écrivaine et chercheuse en arts. Elle a obtenu un doctorat de l’Université McGill, avant de poursuivre des recherches postdoctorales à l’Université Concordia dans le cadre de l’Inuit Futures in Arts Leadership: The Pilimmaksarniq/Pijariuqsarniq Project. Ses recherches concernent l’art contemporain et la photographie des autochtones et des descendants de colons au Canada. Elle a publié dans Photography & Culture, parmi d’autres revues.