Philippe Hamelin, Transe – Louis Cummins

[Printemps/été 2012]

Philippe Hamelin
Transe

AXENÉO7, Gatineau
Du 8 juin au 3 juillet 2012

Notre compréhension du cinéma semble souvent confinée à quelques paramètres qui relèvent davantage des apparences et des effets qu’il produit que de ce qui le constitue fondamentalement : un art de la « césure ». On pense le cinéma à l’aune de ses effets visuels (plans, mouvements de caméra, narration) plutôt qu’à celle de sa constitution disjonctive qui le définit à de multiples niveaux. De fait, ce sont les césures et les discontinuités qui, étrangement, instaurent un film comme un tout cohérent. Depuis l’interruption du faisceau lumineux par l’obturateur du projecteur, qui permet aux photogrammes de se mettre en place devant l’objectif, jusqu’aux cadrages qui fragmentent inévitablement les sujets, en passant par les coupes du montage, tout, au cinéma, n’est que discontinuités, fragmentations et rapprochements insolites. La constitution des significations filmi­ques résulte de leur occultation opérée plus ou moins consciemment par le spectateur.

L’exposition Transe, que Philippe Hamelin a présentée à axenéO7 en juin 2011, mettait en place des dispositifs qui, bien que renvoyant explicitement à la culture d’Internet, s’inscrivaient aussi dans cette culture de la rupture, de l’espacement et des associations incongrues. Transe montrait l’impossibilité qui nous est faite d’être et d’exister ici et maintenant, en tant que sujet, dans un absolu de la présence. S’il y était explicitement question de réflexivité et d’images réfléchissantes, celles-ci se donnaient sous la forme d’un hiatus, d’un manque et d’une perte. Tout y était le produit de séquences dissociatives.

L’ensemble de l’exposition, comme le soulignait le commissaire et directeur d’axenéO7, Jonathan Demers, aurait pu s’intituler Lumière. Certaines œuvres émanaient effectivement de l’obscurité ; elles se donnaient d’abord comme faisceaux lumineux : des fibres optiques transmettant la lumière extérieure à travers un trou pratiqué dans le mur d’un espace réduit aux dimensions d’un placard, pour « Réflexion interne totale – translation », alors que « Disco Solo » produisait une lumière blanche et diffuse qui, s’échappant d’un grand cube noir, éclairait à peine la salle où celui-ci se trouvait.

Dans Transe, deux bandes sonores, de prime abord assez discrètes, unifiaient l’en­semble des œuvres en une seule installation. Une musique d’ambiance, de type « trance », créée par le Montréalais Bernardino Femminielli, accompagnait le visiteur au moment où il franchissait les portes de la galerie, produisant un effet de fade in / fade out, sorte de transit psychique le faisant passer de l’état banal de réceptivité de la vie quotidienne à l’état attentif et émotif que l’exposition engendrait. La seconde bande, accompagnant les trois pro­jections vidéo de « Inside Out », provenait d’une source difficile à identi­fier qui en­vahissait finalement tout l’espace sonore.

« Inside Out », réalisée en 2005, était constituée de trois projections vidéo, chacune montrant un sujet, deux hommes et une femme, presque immobiles ; tout ce qu’il y avait à voir, c’était l’augmentation progressive et lente d’une tristesse, qui ne semblait pas jouée. Ces personnages, cadrés en gros plan, dirigeaient leur regard dans le vide. Le même beat disco minimal occupait l’espace sonore, donnant au spec­tateur le sentiment de partager les sensations internes des personnages. Mais celui-ci se trouvait à la fois pris à partie par ces images, par identification sympathique, et exclu, parce que n’étant pas interpellé, les personnages ne le regardant jamais. C’est cette décontextualisation, éprouvée par le spectateur, qui leur donnait tout leur impact, transmettant cet étrange effet de dissociation qu’il ressentait. De plus, le son très présent, qu’on entendait par moments, n’était pas synchrone avec la montée des tensions émotionnelles des personnages. Ces disjonctions et associations qui visaient à une déconstruction des codes « cinématographiques » conventionnels permettaient en même temps de montrer leur fondement schizoïde.

Dans la seconde salle, un cube noir émergeant du fond de la pièce, éclairé de l’intérieur, invitait le spectateur à se dépla­cer à l’écart vers un coin de la galerie. Sa face cachée s’ouvrait sur la surface d’une piste éclairée par en dessous ; un projecteur de discothèque produisait des motifs lumineux aux couleurs et formes variées en s’animant de manière apparemment aléatoire ; d’étranges sons mécaniques les accompagnaient, qui allaient s’intensifiant, puis s’apaisant. Le battement rythmique que nous avions entendu dans « Inside Out » restait tout à fait audible dans cette salle. Encore une fois, images et rythmes sonores se dissociaient.

Le constat de cette double dissociation (image/son, son/environnement) ouvrait tout un pan de réflexions sur l’installation-exposition dans son ensemble et sur son inscription dans la culture actuelle. Des références explicites et évidentes y étaient faites à nos conditions d’existence dans le contexte des communications à l’ère cyber­nétique où nous sommes tous désincarnés, « virtualisés » (« Réflexion interne totale – translation »). D’autres nous incitaient à penser à « la société du spectacle de soi » (« Inside Out » et « Solo Disco »). Mais aussi, tout, dans cette exposition, était en décalage ; non seulement sur le plan des objets eux-mêmes, mais en ce qui avait trait à la place que le spectateur occupait par rapport aux différentes composantes. Celui- ci était simultanément pris à partie par les dimensions dynamique et émo­­tionnelle des œuvres autant qu’il en était exclu comme un être étranger et importun. Ainsi, Transe reproduisait tant les différents clivages mis en place par le « cinématographique » que ceux qui appartiennent à la transmission cybernétique (qui, souvent univoque, ne relève plus, de ce fait, de la communication).

« Disco Solo » suggérait quelques images fortes de l’histoire du cinéma. On se souviendra de la réflexion à l’infini de J. F. Kane traversant la galerie des glaces, suite à sa rupture avec Susan Alexander, dans Citizen Kane (1941). Dans un autre film d’Orson Welles, The Lady from Shanghai (1947), Elsa Bannister et son mari s’affrontent, dans l’une des scènes finales, alors qu’ils se trouvent dans la chambre aux miroirs de Luna Park à Coney Island et se tirent dessus ; leurs images respectives éclatent en mille morceaux à plusieurs reprises avant qu’ils ne soient atteints par les balles de leur adversaire. « Disco Solo » faisait plus que cela : les miroirs qui se faisaient face dans cette œuvre, créant ainsi un espace virtuel infini, auraient dû avoir pour effet de reproduire également l’image du spectateur, mais il n’en était rien : dès l’instant où l’on se positionnait de manière à voir son reflet, comme Kane dans le film de Welles, on se plaçait en dehors du champ de ce reflet et on disparaissait de celui de sa reproduction virtuelle infinie. Le dis­positif de cette boîte réfléchissante fonctionnait sans sujet, sans regardeur ni spectateur et peut-être sans auteur. On peut donc pen­ser qu’à l’époque cybernétique, les moyens dont on dispose pour la mise en spectacle de soi ne sont plus que des simulacres des machines célibataires duchampiennes, sans sujets.

Louis Cummins est auteur, critique d’art et artiste multimédia. Docteur en histoire de l’art de la City University of New York, il s’intéresse à la critique des institutions et à la question de l’abjection dans l’art contemporain.

 
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