[5 décembre 2023]
Par Louis Perreault
L’histoire du livre photographique s’est établie autour de la figure de l’artiste et de l’éditeur, deux personnages incontournables du médium. Ces individus scintillent de leur identité créative, influencent leurs pairs et font couler l’encre des critiques.
Les artistes, bien entendu, sont au cœur de ces livres que nous découvrons. Ils leur donnent une identité, d’abord par le travail qu’ils y présentent, mais aussi par leur manière de « rendre » ce travail, de le transposer dans le format déterminé du livre. Les éditeurs, pour leur part, développent des catalogues à partir de ces publications et, lentement, de parution en parution, dévoilent aussi leur propre identité. En bref, nous avons affaire à des étoiles brillant en solitaire dans un ciel qui paraît de plus en plus vaste.
Au cours de la dernière année, quelques artistes ont cependant fait le choix de travailler dans un esprit de collaboration afin de produire des ouvrages résultant de la cohabitation de plusieurs visions photographiques.
Upstreams Deadfalls, publié à l’été 2023 par Deadfall Press, est l’un de ces livres. D’apparence modeste, l’ouvrage n’en recèle pas moins des photographies étonnantes réalisées par vingt-cinq photographes triés sur le volet par l’instigateur du projet, Peter Dubinski. La séquence d’images nous plonge dans une inquiétante étrangeté, où apparaissent des personnages dans un environnement principalement forestier et au-dessus duquel planent les oiseaux, un motif revenant à quelques reprises. On navigue ici dans un univers touffu, où les points de repère se font rares, nous laissant flotter dans la lumière, les flous et la texture des images, unifiée par le procédé d’impression risographique. Cette technique, dont la trame granuleuse ajoute un caractère onirique à une série déjà très forte en poésie, joue un rôle indéniable dans la création d’une œuvre collective cohérente et séduisante. Si ce n’était d’une liste des photographies, qui conclut l’ouvrage, rien ne laisserait présager qu’il ne s’agit pas ici du livre photographique d’un seul auteur.
Même si Upstreams Deadfalls est le résultat du travail d’écriture photographique de Peter Dubinski, la posture de ce dernier demeure empreinte d’humilité et suggère une volonté de reconnaître dans le travail des autres une sensibilité et un imaginaire communs à tous. Alors que notre époque est marquée par l’individualisme et l’autopromotion, où chacun semble vouloir se distinguer des autres en dévoilant son unicité sur les différentes plateformes de diffusion ou de réseautage, cette proposition a le mérite d’être rassembleuse et de mettre en valeur un autre désir commun à tous, celui d’appartenir à une communauté. Dans le processus, Dubinski célèbre le caractère polysémique des photographies en tissant une œuvre cohérente et singulière.
Produit dans un esprit similaire, La nuit est un poème est la première parution du collectif Hors d’état, composé d’un groupe de photographes du Québec et du Nouveau-Brunswick. Huit artistes aux approches distinctes y font le choix d’élaborer, avec les images de chacun et chacune, une ode à la nuit et à son caractère poétique. La nuit est ici à la fois calme et bruyante, alors qu’on passe du paysage en nature à la salle de spectacle. Elle est privée et publique, alors qu’on entre dans les espaces intimes d’inconnus et qu’on se déplace dans les rues plus ou moins achalandées. La nuit est glaciale ou chaude comme en été, la banquise enneigée côtoyant la plage et le champ fleuri. Si Upstreams Deadfalls tendait vers l’unité stylistique, La nuit est un poème assume, pour sa part, le caractère éclectique de sa proposition, qui se manifeste également dans une mise en page dynamique fondée sur les associations formelles et parfois narratives, déployant des doubles pages qui renouvellent les compositions, presque jamais identiques.
Face à ce désir de rassembler des images aussi différentes les unes des autres, le collectif mise sur une approche qui sied bien au livre photographique, soit celle de l’accumulation et de l’addition des images. La mise en place d’une séquence (sequencing en anglais) est souvent considérée par les aficionados du photobook comme l’art ultime de ses praticiens. Dans ce processus qui relève de la recherche du rythme et d’un dosage idéal à l’établissement d’une voix photographique, le séquençage repose très souvent sur une sélection précise des images, telle une mixologie requérant la mesure parfaite de chaque ingrédient. À l’inverse, certains choisissent de voir dans l’ensemble un lieu de rassemblement, d’ouverture et d’expérimentation permissive, où il s’agit moins de sélectionner les images en fonction du rôle spécifique qu’elles pourraient avoir, mais plutôt de les choisir selon leur capacité à ajouter à l’ensemble un poids et une profondeur, révélant une masse critique dans laquelle l’image individuelle perd son importance par rapport au groupe qui l’intègre. La nuit est un poème semble s’appuyer sur ce principe, alors que se multiplient les images, tantôt figuratives, tantôt flirtant avec l’abstraction, suggérant une certaine désinvolture dans la sélection et la mise en forme de la séquence. Le poète acadien Jonathan Roy y va également d’une parole évoquant l’expérience éclatée de la nuit, texte dans lequel les visions pleines de « l’adrénaline pure » du « trop-plein d’alcools » s’incarnent dans ces « avions-ovnis venus dézipper le plafond en toile de tente de nos baignades étoilées ». Nous voilà devant un brin d’éternité éclairant la grisaille de ce mois de novembre.
L’aboutissement que représente la publication d’un livre, sur le plan tant financier que créatif, peut parfois sembler inatteignable pour l’artiste ne recevant pas le soutien des subventionnaires. Certains feront preuve de patience, d’autres d’audace, alors que plusieurs renverront aux calendes grecques le projet de mener à terme leurs ambitions d’édition. Le livre collectif est-il une alternative à la publication d’un livre individuel ? Probablement pas, mais il témoigne tout de même de la vivacité des aspirations des artistes voyant dans le livre la forme idéale pour déposer images et idées.
Louis Perreault vit et travaille à Montréal. Il déploie sa pratique à l’intérieur de ses projets photographiques personnels ainsi que dans les projets d’édition auxquels il collabore grâce aux Éditions du Renard, qu’il a fondées en 2012. Il enseigne la photographie au Cégep André-Laurendeau et contribue régulièrement au magazine Ciel variable, pour lequel il recense la parution de livres photographiques.