Ami Barak est le commissaire du prochain Mois de la Photo à Montréal, qui sera présenté en septembre 2017. Invité à concevoir une série d’expositions et d’activités consacrées à la photographie actuelle, il a placé cette édition sous le thème du document et de l’ambiguïté des images qui remet en question la possibilité de pouvoir encore être une capture objective du monde. Impliqué dans des programmes publics et des événements, de la Nuit Blanche à Paris jusqu’à celle de Toronto, commissaire d’exposition abordant de manière approfondie le travail de Taryn Simon ou de Douglas Gordon, enseignant, Ami Barak se définit comme « curateur ». Il défend l’exigence de celui qui prend soin des œuvres et des artistes et porte un regard approfondi et bienveillant sur des artistes établis autant que sur une génération de créateurs émergents. Il prévoit concevoir à Montréal un ample programme d’expositions, croisant contexte international et local pour interroger notre rapport à la photographie à l’ère où l’image est omniprésente et démultipliée.
Une entrevue de Claire Moeder
CM : Pour concevoir la prochaine édition du Mois de la Photo à Montréal, vous vous êtes intéressé aux images qui mettent en cause la définition du document et la question de la véracité face à ce que nous regardons. Comment avez-vous déterminé cette approche ?
AB : Cette approche de la photographie est d’abord une constante pour moi. Elle se poursuit depuis les premières expositions que j’ai réalisées au début des années 1990, mettant en parallèle l’école de Düsseldorf et des Becher, avec les protagonistes Thomas Ruff, Thomas Struth et Andreas Gursky, d’un côté, et l’école de Vancouver constituée des artistes Jeff Wall, Rodney Graham et Ken Lum, de l’autre. Ces deux approches sont dites objectivistes parce qu’elles se fondaient sur une recherche d’objectivité.
Les expositions qui seront présentées dans le cadre du Mois de la Photo à Montréal ne démentiront pas cette approche et ces partis pris et s’inscriront dans la continuité de mon parcours. Par le passé, j’ai réalisé de nombreuses expositions qui ont utilisé l’image comme matière de prédilection, davantage que tout autre chose. À Montréal, mon intention est d’affirmer une subjectivité et une signature d’exposition particulières par l’intermédiaire de l’exposition thématique. J’ai, à ce propos, insisté pour mettre en place un événement davantage articulé comme une seule exposition de groupe que comme une suite d’expositions individuelles, et que je définis comme une exposition de tête. Ce qui m’intéresse est de défendre un thème par un déploiement plus articulé où les oeuvres qui vont se côtoyer vont dialoguer entre elles et se faire écho pour étayer les idées et les mettre en évidence.
L’arrivée de la photographie plasticienne ne pose plus la question du tirage ni du format, mais plutôt celle du statut de l’image et de sa finalité.
CM : Est-ce que cette approche de la photographie placée sous le signe de l’objectivisme et que vous avez abordée auparavant peut encore se poursuivre aujourd’hui ?
AB : Je n’ai pas modifié mon rapport à la photographie bien que la photographie, elle, ait changé de cap de manière constante. Historiquement, l’objectivité a été mise en défaut à la suite de l’école de Düsseldorf. Il y a eu des changements radicaux liés à l’évolution du statut de l’image et du médium en lui-même. Le numérique a créé un vrai séisme : l’image est dorénavant partout et nulle part. En un sens, on peut considérer qu’elle est devenue une sorte de syndrome de la démocratie absolue : tout le monde est photographe, prend des photos et est convaincu que ces images sont un témoignage absolu. Le geste photographique est partout, il est devenu une chose naturelle.
CM : Il semble que ce geste photographique omniprésent exige de changer l’évaluation esthétique des images, notre rapport à elles, de même que notre capacité à proposer des outils de compréhension théoriques. Comment cette démocratisation globale change-t-elle notre conception de la photographie ?
AB : La photographie n’est plus dans un objet défini qui serait déterminé, par exemple, par son support, comme c’est le cas de la photographie argentique, et qui reposerait sur une philosophie essentialiste permettant d’en définir les frontières. Aujourd’hui, l’image, formée de millions de pixels, est devenue immatérielle et relève d’un contexte excessivement compliqué où il devient difficile de savoir où est l’image. Cela nous amène à repenser l’image de manière totalement différente. Une telle redéfinition n’est plus liée à de quelconques procédés, mais bien plutôt à la manière dont la finalité de l’image peut être pensée. Qu’est-ce que cette image peut nous enseigner et en quoi peut-elle nous renseigner ? Et selon quels critères de valeurs ? Car, même là, il n’y a plus de niveaux, plus de hiérarchie dans les jugements de valeur, nous ne sommes plus à même de juger.
CM : Quel rôle pourrait alors avoir l’artiste dans cet « océan d’images », au sein de ce contexte vertigineux dans lequel nous produisons de manière compulsive des images ?
AB : Dans le contexte artistique d’après-guerre s’opèrent une rupture et la naissance de ce que je nommerais une « tradition radicale » : du minimalisme à l’art conceptuel, en passant par le happening, le situationnisme et l’Arte Povera, l’objet est mis à distance et décortiqué, et le regard plasticien devient prédominant. La photographie, quant à elle, prend des chemins de traverse : elle sort de la tradition de la photographie de témoignage pour se retrouver face à une photo « événementielle ». L’arrivée de la photographie plasticienne ne pose plus la question du tirage ni du format, mais plutôt celle du statut de l’image et de sa finalité. L’artiste introduit une part d’attitude dans sa démarche et un parti pris envers la subjectivité propre à l’acte photographique. Je remarque également que cette idée de faire appel à une image pour défendre une thèse devient une constante. Il y a désormais une fabrication de l’image avec la volonté de porter un message, lié à un regard ou à une attitude critique selon laquelle « What you see is not what you get ».
L’image de l’artiste est devenue une image du réel, alors que l’image du réel n’est pas devenue une image de l’artiste. La poussée d’adrénaline esthétique est maximale : l’artiste amène l’image loin d’un semblant de réel. Même dans une recherche d’objectivité, l’on reconnaît ces images comme relevant de leur signature. La réalité de la démarche artistique a pris la place du réel.
Dans ce contexte, les artistes tentent de trouver une forme d’expression, un type de démarche qui leur permettent de se distinguer. Ils font appel à l’image seulement lorsqu’ils ont un projet dans lequel l’image a un rôle spécifique. Ils utilisent la photographie, la vidéo ou font même un retour à l’objet dans une approche où le discours prime sur le médium. Mon intérêt porte justement sur ces artistes qui utilisent l’image fixe et la vidéo pour soutenir un discours politique ou une charge sociologique. Là, la question du document devient une question politique, avec une dimension militante. Un bon exemple est celui du projet Innocence de Taryn Simon : l’image est une pièce à conviction dans un procès, elle qui sert de preuve.
CM : Comment la thématique abordée pour le Mois de la Photo à Montréal est-elle traversée par cette fabrication de l’image hautement subjective ?
AB : Pour la thématique du prochain Mois de la Photo à Montréal, De quoi l’image est-elle le nom ?, j’ai voulu rappeler que, pour les artistes utilisant la photographie de manière significative, le propos n’est plus de produire des images, mais de les utiliser à bon escient. Ce qui consiste à dire que la photographie n’a jamais été une fenêtre sur le monde, en dépit de ce que l’inconscient collectif continue de considérer comme la vérité de l’image. Je désire réunir des artistes dont le travail constitue une avancée. Et, dans cet esprit, je cherche à montrer qu’il existe des partis pris qui sont des constantes à travers les générations. Il y a renouvellement bien sûr, mais aussi quelque chose qui déteint sur toutes les générations, qui se présente sous forme de ricochets, de retours, de reprises et qui se poursuit depuis de nombreuses années.
CM : Qu’est-ce qui singularise la photo actuellement ?
AB : La photo s’est assagie, mais elle peut encore se rebeller. Les artistes de la nouvelle génération se donnent encore une grande liberté, une liberté qui s’inscrit dans les recherches radicales d’après-guerre.
Nous sommes les continuateurs de cette tradition radicale, et ce, même si certains artistes utilisent uniquement la photographie, ou même s’ils passent à l’installation ou à la performance, etc. Dans d’autres cas, l’utilisation de l’image est une sorte de matière tierce pour des mises en place de dispositifs en trois dimensions. Cela ne renouvelle pas forcément les pratiques, mais cela montre la part de liberté dans un contexte où l’utilisation de l’image est devenue une forme d’excès démocratique, où tout le monde fait des images.
CM : Vous allez toucher une aire géographique et identitaire différente avec Montréal. Qu’est-ce que cela va changer pour vous ?
AB : Nous vivons une révolution de la communauté qui abolit les frontières et ouvre sur un village global. J’ai un intérêt particulier pour ces horizons culturels « glocaux », mélange de global et local, afin de comprendre comment, au sein de la famille commune de l’homme, la diversité constitue une formidable richesse. D’emblée, une de mes aspirations a été de croiser l’Asie, l’Europe et les Amériques. J’ai de fait un intérêt personnel et philosophique pour une diversité qui intègre les Premières Nations. Il est intéressant de regarder cela de manière transversale, sans fabriquer de ghettos, pour arriver, au contraire, à défendre la diversité existante. Les artistes de la nouvelle génération des Premières Nations font un travail remarquable d’intelligence et de positionnement pour pointer les failles et les attitudes partisanes ou racistes. Ces communautés, qui ont été marginalisées, ont aujourd’hui la volonté de reprendre une place dans nos sociétés avec une forme d’expression sophistiquée et intelligente fondée sur leur identité. C’est cela l’enjeu de la globalisation. Alors comment arriver à garder le doigt sur l’horizon ?
Claire Moeder est commissaire, auteure et chroniqueuse. Elle intervient sur le Web, à la radio et dans nombre de revues, dont Spirale, Esse, Ciel variable, Zone occupée et Marges. Elle a contribué à divers ouvrages consacrés à la photographie (Mois de la Photo à Montréal, Christian Marclay). Elle a effectué plusieurs résidences de recherches (ISCP, Est-Nord-Est, La Chambre Blanche), a conçu plusieurs expositions individuelles (Sayeh Sarfaraz, Jacinthe Lessard-L.) et a récemment organisé une exposition collective consacrée aux usages actuels de l’image (Optica).