Coursegoules – Pierre Perrault

[Été 1991]

par Pierre Perrault
Au pied du Col de Vence, 2 avril 1991

Au commencement, bien avant le Verbe, il y avait la montagne, la montagne des avalanches, l’intraitable, l’inaccessible, là où seuls les aigles arrivaient à trouver l’aspérité des nids d’aigles…

depuis il y a eu l’usure du temps, la lenteur des poussières qui amadouent les rugosités, la griffe des quatre vents, l’éponge des pierres, l’éclat du gel, toutes sortes de résistances à toutes sortes d’agressions, qui finissent par dévorer les montagnes…

et ensuite, comme par inadvertance, la morsure des lichens qui chimiothérapisent le granit involontaire dans ses inerties… le calcaire dans ses châtelleries…

et l’eau, l’inlassable, qui irrigue toutes les blessures pour comploter la vallée inattendue, inespérée, l’adoucir, la combler, l’inciter aux cerises, à l’herbe des herbivores, aux légumes des omnivores, à la chair et au sang de toutes sortes d’inimitiés et de poésie…

temps nouveau, accessible, généreux, à la sortie des cavernes… d’autres vies dans les pas à pas du lichen ancestral…

enfin l’homme et le langage comme pour tout mettre en œuvre, le paysan après le chasseur, le soc après le silex, celui qui habite les pays après celui qui passe, celui qui façonne les paysages après celui qui informe les parois…

l’homme, ses sabots, sa bêche, ses outils de tailleur de pierres, son goût du blé, le blé dans la tête qui se cherche un nid d’aigle, un abri, un mas, une grange, une terrasse…

et ne voilà-t-il pas qu’apparaissent sur le flanc des montagnes autrefois inaccessibles à la moindre saxifrage, la balafre des terrasses, des plaines à flanc de colline, une prairie en escalier, une prairie qui remonte à dos d’homme jusqu’aux dentelles de pierre nue, jusqu’à la molaire du granit…

une cathédrale de terrasses, jardins suspendus de Coursegoules, pour accueillir le blé, compagnon des faucilles courbées comme l’échiné des faucheurs… incroyable la faim primitive…

et cette logique de la faim qui menace toute vie, et du travail qui donne et apaise toute faim, cette logique progressive du désir qui reproduit la vallée, la reconstruit, refusant de se satisfaire de la plaine, qui augmente avec le pain les bouches à nourrir dans la mesure où la faim satisfaite augmente le désir de vivre, cette logique qui niche partout où la terre se trouve un nid pour accueillir… à la moindre aspérité la moindre saxifrage… partout où il y a moyen d’empêcher la terre de couler… de se répandre… de s’échapper… de se dilapider… et puisqu’elle n’arrête pas de couler en dépit des terrasses partout où les pentes accélèrent le débit d’eau qui rigole, les hottes des paysans la remontent au sommet puisque la plaine est déjà pleine et n’en a cure.

à dos d’hommes, à dos d’âne, remontant l’escalier, remontant le sentier, construisant la plaine avec la patience du lichen, restaurant le pré, retenant ses larmes, revendiquant une outrance pour résister aux fatalités du temps… et l’on voudrait que les pays n’appartiennent pas aux paysans!

mais toute cette oeuvre, immense, colossale, de fourmis intemporelles, de fourmis laborieuses qui se renouvellent, qui se recommencent jusqu’à ériger la cathédrale à ciel ouvert de Coursegoules en hommage au blé du courage…

tout cet édifice sans toit qui attend la pluie pour faire germer le blé est aujourd’hui abandonné, négligé, méprisé, désuet… à cause d’une nouvelle rationalité, d’un nouveau pays, d’un nouveau paysan : le tracteur…

le travail de l’homme qui nourrissait son homme et ses enfants et la guerre et les rois et les prêtres, le travail de l’homme ne nourrit plus son homme sans l’aide des machines et des machinations…

la logique chinoise est dépassée, elle est le passé du paysan, le passé de Coursegoules qui tombe en ruines comme une féodalité…

le bulldozer chinois est remplacé par une mécanique princière, avide de grands espaces planes et planifiés, sans enclos, sans aspérités… et la faucille est désormais sans objet que dans les idéologies… et les échines n’arrivent plus à courber les hommes sous les hottes de terre et les bottes de blé…

et l’âme à se désâmer… et la pauvreté sous le fardeau a changé de visage… la pauvreté méconnaissable n’est plus dans les membres et les courbatures… la misère habite ailleurs, dans l’oisiveté…

la machine travaille, l’homme chôme…

la machine travaille en faveur de quelques uns qui ont réussi à faire l’économie de l’homme… la faucille n’a plus besoin du faucheur… et la misère a pris place dans la tête de celui qui a perdu la connaissance du blé…

et les pays n’appartiennent plus aux paysans mais aux machines et à tous leurs acolytes, et à leurs prêtres et à leurs seigneurs… et ce sont les banquiers qui en font leur affaire…

qui a choisi de confier les pays à la négociation des négociateurs?

ce pays que nous avions, depuis le premier arbre, entrepris d’aimer… ce pays, à l’exemple des machines, qu’ils ont entrepris d’exploiter… pour en faire une affaire… pour en faire leur affaire…

et nous attendons les bras ballants qu’ils nous désignent un avenir que nous leur avons enseigné à force de bras… depuis le premier arbre…

comme si les pays n’appartenaient plus aux paysans c’est-à-dire à tout le monde mais encore une fois aux seigneurs qui en revendiquent la régence, qui en réclament la gérance…

comme s’il s’agissait, tout bêtement, d’une affaire de gros sous…

comme s’il ne s’agissait pas, tout simplement, fondamentalement, d’une affaire de cœur!