Gabor Szilasi, Portrait en intérieurs – Alexis Desgagnés

[Printemps-été 2016]

Un entretien d’Alexis Desgagnés

Photographies de Benoit Aquin

Quatre-vingt-huit ans. La convenance veut qu’on qualifie cet âge de vénérable. Qui divisera ce nombre en décennies mesurera mieux l’étendue d’une vie presque tout entière consacrée à la photographie. On sait l’immense contribution de Gabor Szilasi, né à Budapest en 1928 et arrivé au Québec après avoir quitté la Hongrie de 1956, à l’histoire de la photographie québécoise. Je calcule pour vous : cela fait près de soixante ans qu’il arpente, avec ses caméras, les paysages de notre photographie. Charlevoix, la Beauce, l’Abitibi, Montréal, Québec, et j’en passe, auront fourni au photographe le sujet d’une œuvre essentielle documentant résolument « la réalité », concept récurrent lorsque l’artiste évoque son rapport au monde qu’il a connu et photographié. Méditant son âge, j’ai voulu rencontrer le Szilasi de 2016. Un jour de mars d’une fin d’hiver précipitée, je l’ai visité à Westmount, où son épouse et lui vivent depuis nombre d’années. Quelques jours plus tard, Benoit Aquin s’est joint à moi dans la préparation de l’humble hommage qu’est ce portrait en intérieurs de Gabor Szilasi.

AD : Tout naturellement, pour commencer, comment allez-vous ?
GS : J’ai quatre-vingt-huit ans. Là, je ne fais pas beaucoup de photos, mais je prépare, avec Zoë Tousignant, une exposition de négatifs que je n’ai jamais imprimés et qui témoignent de la vie artistique du Montréal des années 1970 à 1990. Je prévois faire des tirages argentiques… si j’ai encore l’énergie !

AD : Vous travaillez donc encore en chambre noire. À quelle fréquence tirez-vous vos photographies ?
GS : Disons qu’en général je fais des tirages une fois par semaine. Mais il m’arrive aussi de travailler trois jours en une semaine, et après je ne travaille pas pendant trois semaines. Ce que j’accomplissais en trente minutes il y a vingt ans, maintenant, ça me prend deux jours. Je me souviens. Il m’est arrivé d’imprimer une vingtaine de photos par jour. Maintenant, quatre ou cinq…

AD : Aimeriez-vous en faire plus ou assumez-vous que c’est désormais votre rythme de travail ?
GS : J’aimerais faire plus, mais il faut que les tirages soient vraiment bien faits, ce qui me prend beaucoup plus de temps qu’avant. Mais ma santé est très bonne. Je fais attention à ce que je mange. Je fais des promenades, les emplettes, car je cuisine… J’aime beaucoup popoter.

AD : Dans son très beau film L’esprit des lieux (2006), Catherine Martin revisite votre corpus charlevoisien du début des années 1970. Retournant, trente-cinq ans plus tard, sur les lieux montrés dans vos images, la cinéaste dit, dans un intertitre, vouloir refaire votre parcours pour prendre « la mesure de ce qui reste et de ce qui a disparu ». Dans cet esprit, j’aimerais savoir ce qui reste aujourd’hui du monde que, votre vie durant, vous avez photographié ? …

GS : En arrivant ici, j’ai découvert les régions rurales du Québec, les paysans, les cultivateurs… réalités que je ne connaissais pas en Hongrie parce que j’ai grandi à Budapest. Il y a des choses qui sont disparues, surtout un mode de vie. Dans Charlevoix en 1970, la religion catholique était encore très importante. À peine trois ans plus tard, je suis allé en Beauce, où il y avait des industries, et déjà les gens y étaient moins pieux… Alors, oui, les choses changent…

La réalité m’a toujours beaucoup intéressé. Je n’ai jamais fait de paysages romantiques. J’ai fait des paysages où on découvre la trace de l’homme et de la femme, la vie contemporaine, leur environnement… Les changements sociaux… C’est pour ça que je suis retourné plusieurs fois en Abitibi, pour voir le changement. C’est en Abitibi qu’on voyait le moins la trace de la religion… Il y a peut-être dix ans, j’ai fait pour le Centre canadien d’architecture un travail sur trois villes industrielles : Shawinigan, Témiscaming et Arvida. Les changements sociaux étaient vraiment visibles dans leur architecture.

AD : Éprouvez-vous parfois de la nostalgie pour ce qui est parti, ce qui s’est envolé ?
GS : Non. J’ai fait un constat et j’ai accepté les changements, parce que je trouvais ça très intéressant. J’ai photographié beaucoup d’intérieurs qu’on a qualifiés de quétaines ou de kitsch. Je n’ai jamais eu ce sentiment parce que, pour moi, les gens ne faisaient qu’exprimer leur attachement, leur amour de la couleur et des objets étranges… Je trouvais ça naturel. Je n’ai pas fait de voyages récents dans les régions que j’ai photographiées, mais je me demande si ça a changé, si les jeunes des campagnes ont aujourd’hui le même goût pour les vases, les lampes… D’ailleurs, beaucoup de ces jeunes veulent déménager en ville. Mais, en Gaspésie, j’ai récemment rencontré des jeunes qui, après avoir fait leurs études en ville, ont senti le besoin, vers trente ans, de retourner dans leur pays.

AD : Vous avez dit plus tôt que vous faites moins de photographies qu’auparavant, mais je présume que vous en faites tout de même encore un peu. Je suis curieux de savoir ce qui vous intéresse, ce que vous photographiez aujourd’hui.
GS : On m’a récemment approché pour que je photographie des artistes qui ont environ mon âge et qui sont toujours actifs, par exemple Françoise Sullivan, Antonine Maillet, Edgar Fruitier… Depuis environ dix ans, je fais aussi partie d’un groupe de poètes québécois qui se rencontrent toutes les deux semaines au parc Lafontaine. Je fais des portraits. Dans ce groupe, il y a Michèle Lalonde, Patrick Coppens, Claude Haeffely, Violaine Forest… J’aimerais faire une publication qui serait inspirée d’un des premiers livres photographiques que j’ai possédés, Paris des rêves (1950) du photographe Izis, dans lequel les photographies sont mises en relation avec des textes d’auteurs contemporains : Cocteau, Henry Miller, Cendrars…

AD : Vous avez commencé à faire de la photographie au début des années 1950. Qu’est-ce qui vous a attiré vers ce médium ?
GS : J’ai toujours aimé l’art. À l’époque, je dessinais un peu, mais je n’avais pas tellement de talent. En regardant les photographies de Kertész, Cartier-Bresson, les premières photos prises par Avedon dans les rues de Paris, je me suis dit que faire des photographies était simple : un petit mouvement de l’index droit, et il y a une image.

AD : Donc, dès l’origine de votre pratique, il y avait tout de même un désir d’expression artistique ?
GS : Oui. Définitivement. Une autre influence importante pour moi ont été les lectures. J’ai beaucoup aimé les Russes, Tchekhov, Dostoïevski, mais aussi Balzac… Le père Goriot, c’est vraiment… la réalité, la vie quotidienne. Mes lectures n’ont pas directement influencé ma photographie, mais bien ma philosophie de vie… le quotidien…

AD : … et cet intérêt pour la relation de la femme et l’homme à leur environnement ?
GS : Oui. Et le cinéma aussi. Disons, pour mon style photographique… les films italiens d’après-guerre. Et les films français aussi.

AD : Et ce souci réaliste qui vous a toujours accompagné, vous accompagne-t-il encore aujourd’hui ?
GS : Oui, il m’accompagne toujours. Par exemple, je n’ai jamais été attiré par le fait de photographier des gens qui ont une certaine réputation, qui sont très connus, parce que lorsqu’on regarde une photo de… Marilyn Monroe, de musiciens rock, d’un politicien, c’est difficile de ne pas être influencé par leur réputation. Comment peut-on faire une mauvaise photo de… je ne sais pas… Céline Dion ?

AD : Le mot « réalité » revient souvent dans votre propos. Il s’agit bien là du cœur de votre démarche, qui serait donc une quête de la réalité…
GS : Lorsque j’ai photographié les régions rurales ou Montréal, une autre chose importante pour moi était que la photo retourne à la communauté. Lors d’un deuxième voyage, je distribuais toujours les photos prises précédemment et ça me permettait, en retour, de rencontrer d’autres personnes. C’était très important de ne pas simplement prendre des images, mais aussi de les redonner.

AD : Un échange, finalement, un dialogue, une discussion… Durant votre carrière, y a-t-il eu des rencontres marquantes, des gens qui vous ont vraiment ébloui ?
GS : Certainement des rencontres avec d’autres photographes, d’autres artistes, comme Robert Frank, rencontré à Montréal, qui m’a hébergé à New York et qui est venu quelques fois à Concordia. L’esthétique de ses films, toute sa philosophie de l’intimité, The Lines of My Hand… Une autre rencontre, c’était André Kertész, que j’ai visité à New York. Son adresse, c’était 2, Fifth Avenue, la première maison sur cette avenue, qui donnait sur Washington Square… J’adore son travail. Ce que j’ai vraiment apprécié de Kertész, c’était qu’il faisait tellement de choses, dans tellement de styles. Il expérimentait beaucoup.

AD : Gabor, vous avez quatre-vingt-huit ans. Votre œuvre va vous survivre. Qu’aimeriez-vous qu’on retienne du regard que vous avez porté sur le monde, en général, et sur le Québec, en particulier ?
GS : Je pense que ma contribution aura été de décrire, de montrer, la vie, ici, d’une fin de siècle.

AD : À votre âge, pense-t-on davantage au passé qu’au futur ?
GS : Pour moi, c’est le présent. C’est pour ça que, en photographie, le 125e de seconde dit tout. Parce que le 125e de seconde suivant, c’est différent.

AD : Appuyez-vous sur le déclencheur seulement au moment où vous avez l’intuition d’être pleinement présent dans la situation photographiée ?
GS : Oui. Surtout quand je travaille au grand format. C’est difficile de faire trente-six poses avec un 4 x 5… Pour beaucoup de mes photos qui sont connues, je n’ai fait qu’une seule pose. Je ne sais pas… le portrait de Mme Tremblay ou les deux femmes devant la porte de l’église…

AD : J’aimerais vous poser une question certes un peu convenue, mais qui, selon moi, s’impose naturellement lorsqu’on s’adresse à des artistes aguerris tels que vous, et aussi parce que la culture est essentiellement affaire de transmission. Auriez-vous, pour conclure notre échange, un conseil à donner aux jeunes photographes québécoises et québécois ?
GS : Premièrement, peu importe qu’une photographie soit argentique ou numérique, c’est toujours l’image qui compte. Aussi, c’est bien d’être influencé, mais il ne faut pas imiter. Regardez les images des photographes que vous aimez, dans n’importe quel style. Vous pouvez photographier les mêmes sujets, mais vous devez le faire à votre façon. Et faites beaucoup de photos. Et regardez-les attentivement en vous demandant « pourquoi j’ai fait cette photo ? ». Ne vous inquiétez pas si vous faites quelque chose qui a déjà été fait, car si vous le faites à votre manière, ce sera unique.

Alexis Desgagnés est un historien de l’art, un artiste et un auteur québécois. Son livre Banqueroute, un recueil de poèmes et de photographies, a été récemment publié aux Éditions du renard.

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