Isabelle Hayeur, Desert Shores (L’Amérique perdue) – Stephen Horne, Photographier dans l’anthropocène

[Printemps/Été 2016]

Des arbres morts, quelques pigeons décharnés, des poissons en décomposition et des villas en ruine : dans quel monde sommes-nous ? Selon Isabelle Hayeur, photographe montréalaise qui élabore une œuvre documentaire, ceci est un paysage, c’est-à-dire un espace habité par des banlieues et des usines. Ce désert urbain est à l’image de notre ère consumériste, envahissante et contaminante. Le terme paysage désigne généralement un genre artistique et une approche pictorialiste qui présente le monde naturel en tant que point de vue, mais cette notion s’élargit fréquemment aux représentations de l’occupation du territoire par l’humain et des transformations qu’il lui fait subir. Le paysage devient une convention qui modèle notre regard, en associant étroitement nature et culture. Hayeur explore l’espace liminal où les traditions documentaires et pictorialistes se rejoignent. Ses nombreux projets photographiques nous présentent des images de paysages urbains dystopiques. Tout en témoignant de l’impact de l’humain sur les environnements non humains, l’artiste adopte également la position d’une journaliste qui dénonce cet état de fait1. Mais parallèlement à sa démarche engagée, Hayeur construit ses images en tant que photographe d’art, et les considérations formelles qu’elle apporte à ses compositions démarquent celles-ci d’une pratique purement photojournalistique. En ce sens, elle a orienté sa production vers une diffusion par les galeries d’art, et s’adresse donc moins aux lecteurs de publications imprimées ou en ligne.

En intitulant son projet Desert Shores (L’Amérique perdue), Hayeur suggère une topographie, un territoire, un paysage et une histoire. Fait intéressant, ce projet porte sur un site en Californie, le centre mondial de la production d’images, et les studios d’Hollywood ne sont qu’à quelques heures de là. Elle nous montre ici les effets d’une intervention humaine dans un milieu naturel, intervention qui a « mal tourné ». Hayeur accompagne ses images de textes où elle dénonce le capitalisme industriel et son impact destructeur sur les écosystèmes naturels. Avec ces quelque soixante-dix photographies, Hayeur décrit et documente un site du sud-ouest californien, la Salton Sea, non loin de Palm Springs. Ce lac – le plus vaste plan d’eau de Californie – est né d’une catastrophe à la fois naturelle et humaine : une importante crue du Colorado a engorgé les canaux d’irrigation de la Vallée impériale, provoquant la formation d’une mer intérieure dans une large dépression située sous le niveau de la mer. On estime qu’avant l’intervention humaine, cette zone se remplissait et s’évaporait progressivement tous les quatre à cinq cent ans. Mais, en 1905, des ingénieurs ont mis en place un système de canaux et de digues afin de fournir aux agriculteurs californiens un approvisionnement en eau plus important et régulé. Ce système a permis une intensification de l’activité agricole industrielle, ce qui a entraîné une augmentation constante de la salinité du lac existant, qui est aujourd’hui plus salé que l’océan Pacifique. La contamination de l’eau a donc signé un arrêt de mort pour les poissons et pour les communautés environnantes, qui dépendaient du tourisme et des loisirs.

Le site de Salton Sea fut exploité dès les années 1950 comme lieu de villégiature, donnant naissance à diverses villes ou agglomérations de type suburbain qui ont continué à s’étendre et prospérer malgré la toxicité croissante de l’eau et du sol. L’ancien lieu de villégiature baptisé Desert Shores est aujourd’hui devenu une curiosité maintes fois photographiée. Elle a servi de décor à plusieurs films de genre, pour son atmosphère apocalyptique qui rappelle celle des romans de l’auteur britannique J. G. Ballard, dont Le monde englouti, Sécheresse ou La forêt de cristal. Ballard avait d’ailleurs inspiré à son amie Tacita Dean, artiste photographe et réalisatrice, une visite des lacs salés du Sud-Ouest, à la recherche du fantôme de Robert Smithson.

Suivant la tradition documentaire, Hayeur choisit un sujet d’actualité et s’engage à nous le montrer sous un éclairage réaliste, dénué d’artifices. Nombre de ses intérieurs incarnent littéralement cette mise à nu : notre regard traverse des murs défoncés, des vitres cassées, du papier peint déchiré ou des écrans de télévision brisés ; toutes les démarcations familières entre l’intérieur et l’extérieur sont bouleversées. On nous dévoile ici un scénario où l’Amérique, du moins pour une part, prend l’aspect d’un pays du tiers monde : bâtiments abandonnés, parcs de maisons mobiles incendiés, papier peint en lambeaux, graffitis adressant des messages au passé (« goodbye dad ») ou au futur (« lost hope »). Les bords tranchants des éclats de verre encore fichés dans le cadre des fenêtres nous rappellent que nous sommes dans une zone incertaine, ou peut-être une simple « zone ». Il est clair que personne n’y habite : ces images véhiculent toute la désolation associée aux maisons abandonnées ou en ruine. Elles nous confrontent au sentiment de perte inspiré par l’impact de notre mode de vie sur les autres êtres conscients, dont l’habitat sert de matière première à des industries qui alimentent uniquement notre propre confusion. Hayeur vise à encourager cette lucidité, en espérant susciter par ses photographies et les explications qui les accompagnent une réflexion sur la domination actuelle de l’« humain sur la nature ».

En invoquant une « Amérique perdue », Hayeur inscrit son corpus dans un courant qui remonte aux premiers jours de la photographie moderniste, autrement dit la photographie d’art, marquée notamment par des images comme celles de Charles Sheeler, qui, aux alentours de 1915, photographiait de face une grange de Bucks County, en cadrage serré, soulignant ses détails dans une démarche artistique assumée. Au cours des années 1930, Walker Evans nous donne à voir les galeries marchandes des petites villes avec la même approche directe, comblant ainsi le fossé entre la conscience sociale et le détachement de l’abstraction. Ce phénomène est particulièrement évident dans ses photographies aux titres laconiques, qui mettent au premier plan les bribes de texte étalées sur des bâtiments vernaculaires aux murs décatis. Le thème du désert fut repris en Arizona par le photographe Frederick Sommer, lequel était, incidemment, architecte paysagiste de formation. Plus récemment, avec l’arrivée d’Internet, nombreux sont les sites et blogues foisonnant de beaux paysages, dont beaucoup évoquent une « Amérique perdue ».

Isabelle Hayeur se fait témoin et archiviste d’une ville fantôme, ou presque fantôme, qui était il y a peu un lieu de villégiature suburbain. Ses images sont éloquentes à plus d’un titre. Ces scènes urbaines n’en sont pas moins étrangement dépeuplées. Les mots sont omniprésents : les enseignes conventionnelles que l’on retrouve en milieu urbain sont concurrencées par les graffitis tracés à la bombe ou dessinés partout et n’importe où. Ces éléments textuels forment alors une légende implicite, stratégie qui remonte aux débuts de la photographie d’art. Souvent, les photographes choisissent des titres qui font adroitement écho à ces légendes présentes en filigrane, l’image devenant alors une forme de poème visuel. C’est peut-être le résidu d’une tendance littéraire qui a suivi le séjour en Europe de Walker Evans et Frederick Sommer, un prolongement de l’admiration qu’Evans éprouvait pour Baudelaire, puis pour le surréalisme.

En accompagnant ses projets de textes, Hayeur souhaite peut-être souligner que son approche n’est pas « simplement » formelle. Lors d’entrevues ou d’échanges avec des auteurs, Hayeur expose souvent son point de vue sur l’environnement, qui est la raison d’être de sa pratique photographique. Ces textes viennent enrichir notre compréhension des images, comme le ferait une légende détaillée. Cette approche a été souvent pratiquée par les photographes de l’école de Vancouver, bien que leurs écrits soient généralement orientés vers des analyses critiques du système artistique. Le premier livre de Lewis Balz, The Industrial Parks near Irvine, California (1975), adopte une tactique différente, en utilisant le détachement artistique, l’ironie et l’allusion comme éléments critiques à part entière. Les photographies de Balz s’inspiraient d’une esthétique de la « big box » et faisaient ironiquement allusion aux affinités entre cette esthétique industrielle et la programmation muséale de l’art minimaliste. Cependant, elles visaient autre chose, soit révéler le caractère construit de l’ordre socio-économique. À cet égard, nous pourrions faire valoir que les photographies d’intérieurs architecturaux réalisées par l’artiste montréalaise Lynne Cohen nous suggèrent également de voir le monde comme une « installation » et nous demandent par la même occasion : qu’est-ce qui est installé, par qui, pour qui, et comment ? En un sens, ses images pourraient être considérées comme des documents illustrant les illusions qui constituent « l’Amérique perdue » de nos environnements urbains contemporains. Le travail de ces photographes documenterait aussi, en quelque sorte, l’échec de la modernité, avec les contradictions qu’entraîne une conception du progrès en tant que perfectionnement technologique.

Même les espaces autrefois vierges, comme l’Arctique, les océans ou les déserts, n’échappent plus, aujourd’hui, aux conséquences apocalyptiques de la productivité humaine et de notre consommation effrenée. Cependant, cela soulève une autre question, à laquelle se retrouvent confrontés tous les artistes – y compris Hayeur – qui participent à ce que Louis Cummins décrivait dans ces pages comme une tentative de « transformer le monde » et d’« avoir une incidence plus globale »2. Cummins poursuivait en citant le commissaire de la Biennale de Montréal, Mark Lanctôt, selon qui les images « ne sont que des rebuts dans les décombres du spectaculaire et du sensationnel3 ». Face à la contamination que décrit Lanctôt, comment Hayeur et les autres artistes perçoivent-ils la contradiction que représente leur propre production (images, textes, messages), qui contribue au surplus de productivité de cet environnement humain en constante expansion, alors que c’est précisément l’une des problématiques auxquelles ils s’attaquent ? La planète a peut-être plutôt besoin de vide.
Traduit par Emmanuelle Bouet

1 Nicholas St. Fleur, « Signs of the ‘Human Age’ », New York Times, 11 janvier 2016. 
2 Louis Cummins, « Géopolitique et stratégies institutionnelles », Ciel variable, no 100 (printemps-été 2015), p. 49. 
3 Ibid., p. 52.

 
Isabelle Hayeur est une artiste reconnue pour ses photographies et ses vidéos expérimentales. Depuis la fin des années 1990, son travail sonde les territoires qu’elle parcourt (paysages altérés, zones industrielles, sites touristiques, lieux abandonnés, banlieues et régions défavorisées) afin de comprendre comment nos sociétés contemporaines investissent et façonnent leurs environnements. Ses œuvres figurent dans une vingtaine de collections et sont largement diffusées au Canada, en Europe et aux États-Unis. Titulaire d’une maîtrise en arts visuels de l’Université du Québec à Montréal, Isabelle Hayeur vit et travaille près de Montréal, où elle est représentée par la Galerie Hugues Charbonneau. isabelle-hayeur.com

Stephen Horne partage son temps entre Montréal et la France. Il écrit sur l’art contemporain pour diverses publications au Canada et ailleurs.

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