Le printemps de la photographie sud-africaine – Érika Nimis

[Printemps/été 2012]

par Érika Nimis

Plusieurs événements (expositions, publications et distinctions) témoignent ces derniers temps du succès grandissant de la photographie sud-africaine sur la scène contemporaine internationale. Depuis l’abolition de l’apartheid et l’élection de Nelson Mandela à la tête du pays en 1994, l’Afrique du Sud est devenue le fer de lance de la photographie contemporaine africaine, confortée par une longue et riche histoire qui débute avec l’invention de la photographie elle-même importée au Cap dès les années 1840.1 Très tôt marquée par le sceau de la séparation et de la ségrégation au profit de la minorité blanche, la photographie sud-africaine retrouve toutes ses couleurs, avec la fin de l’apartheid à la fin du XXe siècle, bénéficiant d’une politique culturelle en faveur de la réconciliation entre toutes les communautés, une forme de « renaissance » qui sou tiendra la création de véritables lieux de formation dont le célèbre Market Photo Workshop de Johannesburg, et l’éclosion de centres de diffusion parmi lesquels des galeries de renommée internationale : Stevenson, Goodman et Momo. Johannesburg ou Le Cap s’affirment peu à peu comme des capitales artistiques incontournables qui accueillent des événements d’envergure (les biennales de Johannesburg en 1995 et 1997, CAPE dans les années 2000 et plus récemment, toujours au Cap, le Bonani Africa Festival consacré à la photographie), et où un vivier de créateurs, parmi lesquels des photographes, libres dans leurs propos et anti-clichés, se nourrissent de la nouvelle diversité de la « nation arc-en-ciel », et luttent à leur manière pour la faire respecter.

Depuis l’abolition de l’apartheid et l’élection de Nelson Mandela à la tête du pays en 1994, l’Afrique du Sud est devenue le fer de lance de la photographie contemporaine africaine, confortée par une longue et riche histoire qui débute avec l’invention de la photographie elle-même importée au Cap dès les années 1840.

Commençons par un bref retour sur l’histoire particulière de ce vaste pays d’Afrique australe, transformé en colonie de peuplement européen dès le xviie siècle, ancien dominion britannique, qui devient une république en 1961, en même temps qu’est renforcée la politique d’apartheid (instaurée en 1948) pour maintenir la minorité blanche au pouvoir. Les décennies suivantes voient s’intensifier les discriminations envers la majorité noire, interdite de circuler librement, d’accéder à l’éducation ou aux médias…

La réponse des intellectuels et des artistes ne tarde pas à se faire. Aux premières loges du combat mené contre l’apartheid, figurent les photoreporters qui développent un style documentaire hautement engagé. Dans les années 1950, emmenée par Jürg Schadeberg, la revue Drum constitue un véritable pied de nez à la propagande du régime d’apar­­­theid. Mais très vite, les lois se font de plus en plus répressives faisant du photojournalisme une activité dangereuse qui conduit bon nombre de photographes à la clandestinité ou même à l’exil. Les années 1980 sont marquées par un renouveau de la photographie activiste au moyen de collectifs comme Afrapix qui a pour vocation de révéler au monde entier les terribles injustices du système d’apartheid. Cette vision d’une photographie sud-africaine engagée, essentiellement documentaire, en noir et blanc (tout simplement parce que plus accessible que la couleur), a imprégné pendant longtemps les esprits.

Le parcours de Santu Mofokeng est exemplaire de cette transition que va connaître la scène photographique sud-africaine dans les années 1980-1990. Mofokeng a d’abord été photographe de quartier, couvrant les fêtes, les baptêmes et les mariages. Sous le régime d’apartheid, il n’a pas la possibilité de suivre une formation et doit se contenter d’un poste d’assistant dans les laboratoires de différents journaux. En 1985, soutenu par nul autre que David Goldblatt, monument de la photographie sud-africaine, il intègre le collectif Afrapix (1982-1991), commence à travailler en pigiste, mais doit le quitter deux ans plus tard et retourner dans les town­-ships, pour des raisons de sécurité. Il n’abandonne pas pour autant sa pratique documentaire. Nous sommes au début des années 1990, la chute de l’apartheid permet aux photographes de quitter le militantisme pour se tourner davantage vers des projets personnels. Selon Mofokeng, cette photographie documentaire engagée dans les années 1980 qui se limitait à dénoncer la violence de l’apartheid n’a pas toujours permis aux photographes d’exprimer tout leur potentiel. Commence pour Mofokeng une longue quête identitaire incarnée notamment par un travail de recherche exemplaire sur la photographie de famille d’avant l’apartheid. Dans The Black Photo Album, 1890s-1950s, il interroge des portraits pris avant l’institutionnalisation de l’apartheid qu’il a collectés auprès de familles noires, car selon lui, pour affronter le présent, il faut interroger le passé, ce qu’il va faire dès 1994, dans la foulée des premières élections présidentielles démocratiques, en se mettant à parcourir de long en large son propre pays, enfin libre, afin de répondre à cette question Qui suis-je ?

En 2011, un début de réponse nous est donné avec la très belle rétrospective consacrée à ce photographe dans deux institutions européennes, le Jeu de paume à Paris et la Kunsthalle à Berne. Avec Chasseur d’ombres. Trente ans d’essais photographiques, Corinne Diserens, commissaire de l’exposition, apporte une compréhension nouvelle et éclairante à l’œuvre majeure de ce photographe, traversé par l’histoire sud-africaine.

Désormais exposée dans toutes les grandes institutions (comme par exemple à Londres, au Musée Victoria et Albert en 2011), la photographie sud-africaine se taille également une place de choix dans la plupart des collections privées de photographie contemporaine. Parmi les plus importantes, celle d’Artur Walther, homme d’affaires allemand de Burlafingen près d’Ulm, dans le sud de l’Allemagne, s’est distinguée ces derniers temps, à grands renforts de moyens, porteuse d’une vision qui tente de bousculer les clichés d’une photographie africaine qui se limiterait au portrait de studio des années 1960, incarnée par les photographes maliens Seydou Keita et Malick Sidibé. Parmi les artistes sud-africains de cette collection tournée également vers l’art vidéo, se côtoient des pointures aussi solides que Candice Breitz, David Goldblatt, Pieter Hugo, Zwelethu Mthethwa, Zanele Muholi, Jo Ractliffe, Mikhael Subotzky ou Guy Tillim.

Comment expliquer cet attrait pour la photographie sud-africaine ? Dès 2005, Artur Walther s’entoure de commissaires de renom tels qu’Okwui Enwezor (Snap Judgments: New Positions in Contemporary African Photography, présentée au Musée des beaux-arts du Canada en 2007) pour opérer une « africanisation » toute stratégique de sa collection. L’exposition collective inaugurale de la collection Events of the Self: Portraiture and Social Identity (2010-2011) se propose de croiser les regards de photographes africains et allemands, montrant par exemple les rapports possibles entre les portraits d’un Seydou Keita et ceux d’un August Sander. Effet garanti.

Au printemps 2011, la Fondation Walther ouvre une nouvelle galerie à New York, dans Chelsea, baptisée The Walther Collection Project Space. Coup de maître, la première exposition de la galerie est consacrée au dernier travail de la photographe sud-africaine Jo Ractliffe, de la même génération que Santu Mofokeng. Intitulée As Terras do Fim do Mundo (Les terres de la fin du monde) (2009-2010), cette série présente avec la sobriété d’un regard quasi topographique des paysages en noir et blanc, abandonnés, désertiques, portant les traces d’une guerre civile, celle qu’a connue le voisin an­golais pendant plus de trente ans, guerre soit dit en passant entre­­tenue par le régime d’apartheid sud-africain. L’humain est peu de chose face à ce vide, cette désolation, ce silence, face à cette nature meurtrie qui porte encore les stigmates de la violence guerrière.

Autre coup de maître en faveur de la photographie sud-africaine, Mikhael Subotzky, photographe de la relève chez Magnum, remporte le prix Découverte aux Rencontres photographiques d’Arles de 2011, toujours avec le soutien d’Artur Walther. L’œuvre primée, Ponte City, propose une vision quasi encyclopédique de la tour d’habitation la plus élevée d’Afrique, dans le centre-ville de Johannesburg, qui a vu sa population changer (de blanche, elle est devenue noire) à la fin de l’apartheid2. Cette réalité urbaine de l’Afrique du Sud post-apartheid a également été traitée par Guy Tillim, autre grande figure de la photographie sud-africaine, dans sa série Jo’burg (2004).

Guy Tillim, né à Johannesburg, est devenu photographe dans les années 1980, en même temps qu’il a pris conscience des inégalités engendrées par le système d’apartheid. Au fil des années, il a élaboré, tout comme Mofokeng et Ractliffe, une œuvre documentaire puissante et personnelle, abondamment exposée, publiée et primée. En 2011, sa série Avenue Patrice Lumumba (2007-2008) était présentée au Design Exchange (dx) de Toronto, lors du festival contact3.

Autre photographe sud-africaine célébrée internationalement, Jodi Bieber a obtenu le prix World Press 2011 pour une image-choc publiée en couverture du Time Magazine : une jeune femme afghane au regard de madone, les traits déformés par une mutilation, alors qu’elle tentait de fuir son mari qui la maltraitait et sa belle-famille. Ce portrait désormais ultra-célèbre renvoie à une autre série dans laquelle Bieber explore l’idée reçue de la beauté. Real Beauty (2009) est une galerie de portraits de femmes sud-africaines de tous âges qui posent dans leurs plus beaux sous-vêtements. La photographe joue ici avec la tradition du portrait de studio, accordant beaucoup d’attention au décor et aux petits détails de chaque pose. Aucun compromis avec la réalité, celle de corps imparfaits, bref, normaux. Aucune retouche, les regards sont directs, en totale confiance face à une caméra qui est de leur côté.

Aujourd’hui, la photographie sud-africaine se mue de plus en plus en un mode d’expression directement relié à la performance : beaucoup d’artistes de la jeune génération, comme Athi-Patra Ruga, Zanele Muholi ou Nontsikelelo Veleko, l’utilisent pour fixer les temps forts de leurs performances, par ailleurs imprégnées de philosophie queer. Dans un essai en 2001, William J. Spurlin écrit : « Les identités “queer” et les pratiques culturelles dans la “nouvelle” Afrique du Sud ne sont pas simplement des formes d’affirmation de soi et d’expression libre, comme elles le sont souvent en Occident, mais sont explicitement forgées par une résistance aux identités figées et aux notions figées de la culture imposées jadis par le système de l’apartheid »4.

Zanele Muholi, artiste très prolifique formée au Market Photo Workshop, est devenue photographe par militantisme, convaincue que l’évolution de la manière dont les lgbt sont perçus en Afrique du Sud passe par une plus grande visibilité. Muholi photographie des lesbiennes, seules ou en couple, dans des moments intimes : un travail singulier, pudique et fort qui lui a valu plusieurs prix à l’étranger, mais lui a également attiré les foudres de l’establishment noir, dans une société sud-africaine où les lgbt ne sont pas bien tolérés. Tout comme Bieber, elle fait appel aux conventions du portrait traditionnel, afin de bousculer les idées reçues du spectateur sur la féminité et la masculinité, et l’inviter à reconsidérer sa vision de la femme et de l’homme en Afrique du Sud.

Enfin, dans le même esprit, la série Beauty is in the Eye of the Beholder (La Beauté est dans l’œil de celui qui regarde) de Nontsikelelo ‘Lolo’ Veleko révèle les mutations identitaires dans les années post-apartheid de la jeunesse urbaine chez laquelle a émergé le désir de se créer de nouvelles identités qui font du vêtement un outil central pour affirmer son individualité. La rue est ainsi une source d’inspiration inépuisable pour cette jeune photographe issue tout comme Muholi du Market Photo Workshop. Loin d’être anecdoti­ques, ses portraits sont bien le signe « que la jeunesse sud-africaine s’est non seulement saisie de sa propre liberté mais qu’elle s’est approprié avec aisance le champ libre offert par l’absence, jusqu’à récemment, d’un style urbain typiquement sud-africain »5.

1 Marjorie Bull et Joseph Denfield, Secure the Shadow: The Story of Cape Photography from its Beginnings to the End of 1870 (Le Cap, Terence McNally, 1970).
2 Voir le site du photographe qui restitue minutieusement les différentes étapes de ce travail : subotzkystudio.com/ponte-installation-3/
3 Lire la recension qui a été faite de cette exposition dans le numéro 90 de cv.
4 William J. Spurlin : « Emerging “Queer” Identities and Cultures in Southern Africa », Postcolonial Queer: Theoritical Intersections, John Charles Hawley (dir.), Albany: State University of New York Press (2001) : chap. 8, p. 186.
5 Christine Eyene : « Lolo Veleko – la rue comme tendance mode », Afriscope, janvier 2011. Lien : afriscope.fr/Lolo-Veleko-la-rue-comme-tendanceQuelques pistes de lecture
Corinne Diserens et al. (2011) Appropriated Landscapes. Contemporary African Photography from The Walther Collection. Göttingen, Steidl.
Santu Mofokeng et al. (2011) Chasseur d’ombres. Santu Mofokeng : Trente ans d’essais photographiques. Munich : Prestel ; Paris : Jeu de paume.
Okwui Enwezor et al. (2010) Events of the Self: Portraiture and Social Identity. Contemporary African Photography from The Walther Collection. Göttingen, Steidl.
Tamar Garb et al. (2011) Figures & Fictions: Contemporary South African Photography. Göttingen, Steidl ; Londres : V&A Publishing.
Tosha Grantham (éd.) (2009), Darkroom: Photography and New Media in South Africa since 1950. Richmond, Virginia Museum of Fine Arts.
Darren Newbury (2009) Defiant Images: Photography and Apartheid South Africa, Pretoria, unisa Press.
John Peffer (2009) Art at the End of Apartheid. Minneapolis, University of Minnesota Press.
marketphotoworkshop.co.za / goodman-gallery.com / stevenson.infogallerymomo.com/walthercollection.com

Érika Nimis est photographe et historienne de formation. Elle est l’auteure de nombreux articles et de trois livres sur l’histoire de la photographie africaine. Elle est actuellement professeure associée au département d’histoire de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) où elle enseigne l’histoire de l’Afrique.

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