Ishiuchi Miyako, À la lumière des blessures : une émergence nord-américaine – Claude Baillargeon

[Printemps/Été 2016]

Ishiuchi Miyako élabore depuis 1975 une pratique photographique farouchement indépendante, mais ce n’est que depuis quelques années qu’elle bénéficie d’une véritable reconnaissance sur la scène nord-américaine1. Elle est considérée à l’égal de ses homologues masculins comme l’une des plus éminentes photographes japonaises, ce que démontre avec éloquence la récente rétrospective de son œuvre au J. Paul Getty Museum à Los Angeles, Ishiuchi Miyako 石內都 : Postwar Shadows2. Cette exposition est la première en Amérique du Nord à couvrir l’ensemble de sa carrière à ce jour.

Cette reconnaissance sur la scène internationale s’est mise en place lentement : durant les trente premières années de sa carrière, le travail d’Ishiuchi fut essentiellement présenté dans le cadre d’expositions collectives sur la photographie japonaise3. Deux galeries new-yorkaises lui ont consacré une exposition individuelle en 1994 et en 2003, mais il faudra attendre la Biennale de Venise en 2005, où elle représentait le Japon, pour voir son travail salué par la communauté artistique internationale. Le pavillon japonais offrait aux visiteurs des images intimistes de sa série Mother’s (2000-2005), constituée principalement de plans rapprochés sur les effets personnels que sa mère avait laissés derrière elle à son décès, en 2000 : lingerie bordée de dentelle, accessoires vestimentaires, rouge à lèvres et appareil dentaire4. Bien qu’Ishiuchi – dont le nom de naissance est Fujikura Yoko – n’ait pas toujours été proche de sa mère, elle a choisi en tant que photographe le nom de jeune fille de celle-ci dès sa première exposition en 1975 – un geste d’auto-invention artistique qui échappe aux interprétations faciles5. Quoi qu’il en soit, l’émouvante démarche commémorative de Mother’s a séduit un large public à Venise, et les éloges de la critique ont permis une meilleure reconnaissance d’Ishiuchi à l’étranger.

La présentation de Mother’s un an plus tard au Tokyo Metropolitan Museum of Photography allait à son tour susciter une invitation de la part de l’Hiroshima Peace Memorial Museum, qu’Ishiuchi n’avait jamais visité, à venir photographier des objets liés à la bombe atomique. Ishiuchi, qui avait pratiqué le tissage en tant qu’étudiante en art, fut fascinée par les vêtements féminins, en particulier ceux « qui avaient été directement en contact avec le corps des victimes6 ». Frappée par les signes de vie presque palpables qu’elle discernait dans ces articles, Ishiuchi fut « saisie d’admiration devant la beauté de leurs riches couleurs et de leurs textures, leurs imperfections et leurs détails minutieux7 ». Ishiuchi a photographié ces « tenues estivales » en couleur et sous différents angles, notamment en très gros plan, soit sous une lumière réfléchie qui révélait la dimension tactile et la texture des matériaux, soit en les éclairant par transparence, pour souligner leur caractère intime et leur insuffler une apparence de vie. Le projet, qui s’intitule ひろしま/hiroshima8 et qui est toujours en cours aujourd’hui, fut inauguré avec succès en 2008 à l’Hiroshima City Museum of Contemporary Art.

Trois ans plus tard, après quatre autres présentations au Japon de cette œuvre phare, le Musée d’anthropologie de l’Université de la Colombie-Britannique fut la première institution étrangère à monter une exposition d’envergure consacrée à ces images chargées, sous la forme de quarante-huit tirages de taille variable accrochés à différentes hauteurs. Linda Hoaglund a réalisé sur cette installation un film passionnant, Things Left Behind (2013), qui permet de faire connaître le travail d’Ishiuchi auprès d’un plus large public9.

L’attribution du prestigieux prix Hasselblad à Ishiuchi en 2014 par la célèbre fondation suédoise fut sans doute le témoignage le plus éloquent de son essor sur la scène internationale. L’exposition et le catalogue qui accompagnaient l’événement rassemblaient sept corpus produits par l’artiste au cours des vingt-cinq années précédentes, dont ひろしま/hiroshima et Mother’s10. Le catalogue comprenait également un essai introductif qui prenait en considération ses premières séries, produites vers la fin des années 1970 et connues sous le nom de « Yokosuka Trilogy11 ». À ce titre, cette publication constituait donc la première rétrospective majeure de son travail pa­rue dans le monde occidental. Pour souligner l’occasion, deux autres ouvrages somptueux12, tous deux consacrées à ひろしま/hiroshima, vinrent s’ajouter à la bibliographie déjà abondante d’Ishiuchi, qui totalise désormais plus de trente monographies.

Lorsque le comité du prix Hasselblad annonça sa décision, le J. Paul Getty Museum avait déjà jeté les bases de sa propre rétro­spective. Le fait que ces deux événements surviennent à moins d’un an d’intervalle confirme l’émergence dans l’hémisphère occidental d’un discours critique entourant la prolifique carrière d’Ishiuchi13. Le Getty Museum opta pour une approche relativement similaire à celle de la Fondation Hasselblad. La commissaire de l’exposition, Amanda Maddox, proposait une vue d’ensemble structurée autour de neuf corpus distincts mais conceptuellement reliés, traduisant ainsi la profondeur et la cohérence du travail d’Ishiuchi au fil du temps. Sur ces neuf séries, trois seulement étaient présentées à la fois dans les deux expositions, qui parvenaient chacune à transmettre l’essence de sa pratique photographique.

L’exposition du Getty se distinguait par la présentation de la trilogie de Yokosuka (1976-1981), trois séries de photographies en noir et blanc au grain marqué, à l’atmosphère oppressante. Chaque série avait fait l’objet d’une publication, signalant à l’époque l’apparition d’Ishiuchi dans la communauté photographique japonaise majoritairement masculine14. Ishiuchi avait grandi dans l’ombre de la base navale américaine qui dominait Yokosuka. Elle y était retournée vers la fin de la vingtaine, après des études en art à Tokyo, pour y confronter son passé douloureux. Ses images – sombres, émotivement chargées, parfois de guingois – mettaient à nu son âme meur­trie, les souvenirs de sa jeunesse marquée par la peur et le ressentiment suscité par les inégalités sociales de l’après-guerre. Une approche similaire caractérise les photographies d’appartements étriqués et d’anciennes maisons closes aux intérieurs confinés, voire étouffants, qui composent les deuxième et troisième volets de la trilogie de Yokosuka.

Après avoir finalement fait la paix avec les démons de Yokosuka, Ishiuchi mit plusieurs années pour reconfigurer son esthétique photographique et l’orienter vers une description fragmentaire du corps humain confronté à son inéluctable vulnérabilité. Avec 1•9•4•7, un projet qui a débuté en 1987 et vu le jour sous forme de livre en 1990, Ishiuchi a photographié les mains et les pieds, déjà marqués par les signes du temps, de femmes nées la même année qu’elle15. En 1999, pour Body and Air, dont la forme est différente mais dont le thème fait écho à 1•9•4•7, elle a composé des portraits minimalistes en superposant quatre, cinq, ou six Polaroids SX-70 montrant des fragments de corps (tête, nombril, fesses, mains et pieds) pour suggérer la silhouette d’une personne debout.

Dans le registre intime de 1•9•4•7, la série Scars, composée sur dix ans et publiée en 2005, documente dans un style proche de la photographie judiciaire des dizaines de cicatrices sur des corps féminins, uniquement identifiées par la cause et la date de leur apparition : Scars #27 (Illness 1977), Scars #46 (War 1945), etc. Bien qu’une seule de ces cicatrices remonte à 1945, l’ensemble du projet évoque les victimes de la bombe atomique et les images des hibakusha marqués par des chéloïdes disgracieuses. Ce n’est donc sans doute pas un hasard si l’exposition se conclut par deux magnifiques présentations de Mother’s et de ひろしま/hiroshima : le douloureux parcours des blessés – et des morts – décrit un cercle complet, en nous rappelant que l’esprit continue à vivre dans ce qui subsiste.

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Pour ceux qui ont eu la chance de voir Postwar Shadows, le Getty proposait en parallèle une exposition soulignant l’importance de l’influence féministe d’Ishiuchi, intitulée The Younger Generation: Contemporary Japanese Photography, et qui mettait en lumière le travail de cinq photographes japonaises particulièrement talentueuses : Onodera Yuki, Shiga Lieko, Kawauchi Rinko, Sawada Tomoko et Otsuka Chino. Compte tenu des difficultés traditionnellement rencontrées par les femmes aspirant à des carrières professionnelles et artistiques au sein de la culture japonaise, il est intéressant de noter qu’un titre neutre a été retenu pour l’exposition, qui n’incluait pas d’artistes masculins.
Traduit par Emmanuelle Bouet

1 Suivant la tradition japonaise et le souhait de l’artiste, le nom de famille d’Ishiuchi Miyako, ainsi que celui de ses compatriotes citées dans l’article, est mentionné en premier.
2 Ishiuchi Miyako 石內都<: Postwar Shadows et l’exposition parallèle The Younger Generation: Contemporary Japanese Photography, ont été présentées au J. Paul Getty Museum du 6 octobre 2015 au 21 février 2016.
3 La chronologie la plus exhaustive de l’œuvre d’Ishiuchi figure dans le catalogue accompagnant l’exposition du Getty. Voir Amanda Maddox, Ishiuchi Miyako 石內都 : Postwar Shadows, Los Angeles, J. Paul Getty Museum, 2015, p. 177-187.
4 L’exposition d’Ishiushi présentée à la Biennale de Venise du 12 juin au 6 novembre 2005 s’intitulait Ishiuchi Miyako: Mother’s 2000-2005: Traces of the Future.
5 Pour une discussion plus détaillée à propos de ce changement de nom, voir Amanda Maddox, Ishiuchi Miyako, p. 20-21 et 126.
6 Ishiuchi Miyako, ひろしま/hiroshima, Tokyo, Shueisha, 2008, p. 76.
7 Ishiuchi Miyako, « Summer Outfits », texte inséré dans la brochure de l’exposition, ひろしま/hiroshima: Strings of Time, Hiroshima, Hiroshima City Museum of Contemporary Art, 2008. 
8 Ishiuchi a délibérément choisi une combinaison d’hiragana et de romaji pour le titre de son projet ひろしま/hiroshima. En tant que forme d’écriture autrefois favorisée par les femmes, l’hiragana dénote une perspective féministe, tout comme la préférence de l’artiste pour les vêtements ayant appartenu à des femmes. Voir Maddox, Ishiuchi Miyako, p. 11. L’artiste préfère également écrire « hiroshima » en minuscules dans le contexte de cette série. 
9  Voir Roland Kelts, « The Details of Hiroshima », The New Yorker, 6 août 2013, http://www.newyorker.com/culture/culture-desk/the-details-of-hiroshima. Voir également Linda Hoaglund, « Behind Things Left Behind: Ishiuchi Miyako », Impressions: The Journal of the Japanese Art Society of America, no 34 (2013), couverture, p. 85-95. 
10 Dragana Vujanovic et Louise Wolthers (dir.), Ishiuchi Miyako: Hasselblad Award 2014, Berlin, Kehrer, 2014. 
11 Christopher Phillips, « Ishiuchi Miyako: Beginnings », ibid., p. 9-15. 
12 L’obi enveloppant From ひろしま/hiroshima (Tokyo, Kyuryudo, 2014), qui reprend la sélection précédemment publiée en y ajoutant des images plus récentes, dont certaines produites en 2014, précise que cet ouvrage a été publié « lors de la réception du prix Hasselblad ». La seconde publication, Here and Now: Atomic Bomb Artifacts, ひろしま/hiroshima 1945/2007 (New York, PPP Editions, 2014) accompagnait la première exposition de ce corpus aux États-Unis, à la Andrew Roth Gallery à New York (qui dirige PPP Editions), du 18 septembre au 21 novembre 2014. Cette édition limitée à cent exemplaires se détaille à $650 US, preuve supplémentaire du statut de l’artiste. 
13 Voir par exemple l’entrevue de Mitsuda Yuri avec Ishiuchi Miyako, publiée dans Aperture, no 220 (automne 2015), p. 122-135. 
14 La fameuse « Yokosuka Trilogy » comprend trois séries de photographies : Yokosuka Story (photographiée en 1976-1977 et publiée en 1979), Apartment (1977-1978, publiée en 1978) et Endless Night (1978-1980, publiée en 1981). Cette première section de l’exposition au Getty incluait également quelques images plus tardives tirées de Yokosuka Again, 1980-1990 (1998) et de la série EM Club (1990), ainsi que la vidéo good-by EM CLUB (1993) et plusieurs vitrines contenant des publications associées et autres objets. 
15 Une sélection d’images tirées de 1•9•4•7 figurait également dans l’exposition montée par la Fondation Hasselblad.

 
Claude Baillargeon est professeur agrégé en histoire de l’art à l’Université d’Oakland, à Rochester Hills au Michigan. Il est titulaire d’un doctorat de l’Université de Californie à Santa Barbara et d’une maîtrise en art de la School of the Art Institute of Chicago. Il est actuellement vice-président de la Society for Photographic Education (SPE).

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