Jessica Auer, January – James D. Campbell, Plus bleu que bleu

[Printemps/Été 2016]

Qui sait mieux qu’une photographe expérimentée explorer la phénoménologie de la lumière ? January, la récente série de Jessica Auer créée en 2015 durant une résidence à Seyðisfjörður, en Islande, est une œuvre thématique d’une grande poésie visuelle, qui résonne en nous longtemps après que nous ayons quitté la galerie, habités par la lumière plus bleue que bleu de l’Islande.

Conçu comme un journal visuel, mais allégorique dans son approche, le projet d’Auer définit son environnement de manière discursive, en examinant non pas des objets ou des éléments inanimés, ni même des personnes ou des relations entre les gens, mais les infinies configurations et gradations de la lumière islandaise elle-même. Étrangement éthérée, cette lumière bleue imprègne tout ce qu’elle touche d’une grâce sidérale et d’une poignante éloquence. L’œuvre semble inspirée par la fameuse déclaration de Claudel : « Il y a un certain bleu de la mer qui est si bleu, qu’il n’y a que le sang qui soit plus rouge1. »

Dans le communiqué accompagnant l’exposition, l’artiste décrit ainsi son premier matin en Islande : « J’allais d’une fenêtre à l’autre, dans mon appartement-studio qui en comptait sept, en tendant le cou pour mieux voir la vallée au-dessus de nous, le fjord en contrebas, le flanc des montagnes et les autres maisons autour. Il était dix heures du matin et la lumière était encore d’un bleu profond. La journée s’est écoulée sans que le soleil franchisse les montagnes ; à mesure qu’il tournait autour des sommets, ses rayons venaient simplement caresser les crêtes opposées. J’appris que le soleil n’atteindrait pas la ville avant février. » Ce bleu soutenu, si caractéristique, est magnifiquement rendu dans un tirage emblématique du projet, intitulé Studio (January 27th) (2015).

Avec cette oeuvre, sans doute sa plus personnelle à cejour, Auer reconnaissait dès le début de son séjour à Seyðisfjörður qu’elle devait renoncer aux contraintes de son approche habituelle, basée sur la recherche, et se laisser guider par le moment présent. Tout comme Tangle, l’héroïne du célèbre conte de George MacDonald La clef d’or, qui doit s’aventurer dans l’inconnu pour atteindre le pays d’où viennent les plus belles ombres, Auer a dû se jeter dans le vide, sans le parachute de la théorie, pour saisir une dimension essentielle du paysage islandais. Dans le conte, le Vieil homme de la Terre montre à Tangle un grand trou dans le sol : « C’est par ici, dit-il. – Mais il n’y a pas d’escaliers. – Tu dois te jeter dans le vide. C’est le seul chemin2. » À son tour, Auer s’est abandonnée au hasard, au désir, aux circonstances et à l’inconnu, sans itinéraire établi, son objectif artistique consistant à marcher chaque jour durant les courtes heures d’ensoleillement, pour voir où cela la mènerait.

Auer a entamé la série avec un appareil moyen format (un Mamiya 7), mais celui-ci ayant été très rapidement abîmé par la neige, elle s’est tournée vers sa fidèle chambre Chamonix 4 x 5 et des plans-films couleur. (La vidéo fut tour.née avec un appareil reflex mono-objectif numérique.) La plupart des photographies exposées récemment à la Galerie Patrick Mikhail, à Montréal, sont des tirages à développement chromogène sur papier photo, tandis que les images montées dans un caisson lumineux sont tirées sur Duratrans, à deux exceptions près : Neon (January 12th) est un impressionnant tirage sur papier, rétro-éclairé par le caisson lumineux, tan.dis que l’œuvre magistrale qui recouvre le sol, Sunrise (January 20th), fut imprimée sur vinyle adhésif.

Depuis quelque temps déjà, Auer fait partie des photo.graphes documentaires paysagistes montréalais les plus renommés. Au fil de nombreux voyages, elle pratique une sorte d’archéologie sociale en montrant comment le paysage est devenu une marchandise pour le tourisme. Elle nous incite à réfléchir sur le bagage historique et culturel des lieux concernés ainsi qu’à notre propre rôle dans leur création. Au regard de son esthétique, il est d’autant plus remarquable qu’Auer parvienne à faire apparaître le nouménal dans l’espace islandais, comme un véritable Houdini de l’image photographique tirant un lapin de son chapeau. Comme à son habitude, Auer injecte une bonne mesure d’étrangeté au cœur de ce qui pourrait être une image idyllique de pics enneigés, placés géographiquement très loin au-dessus du frai. En présence d’œuvres aussi imposantes – l’une d’entre elles est le sujet d’une vidéo de 45 minutes, Where the Mountains Meet the Sun (installation vidéo HD, 45 min, en boucle, 2015), associée à l’image qui recouvre le sol de la galerie, Sunrise (January 20th), précédemment décrite –, nous sommes aisément happés et retenus prisonniers.

De toute évidence, Auer partage avec l’artiste islando-danois Olafur Eliasson des thèmes et des préoccupations qui exemplifient la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty. Il nous est impossible de rester passif ou indifférent face au paysage islandais et au bleu radieux de sa lumière, lorsque l’on contemple Dusk (January 26th) ou le fascinant Fjord (January 27th). Auer nous invite à nous concentrer sur la luminosité, le temps et l’espace. Comme Sasha Engelmann le souligne au sujet d’Eliasson : « Par essence, les principes de la phénoménologie représentent le potentiel de politisation dans les installations d’Eliasson, en introduisant du jeu dans la façon dont le spectateur est habitué à percevoir un environnement. L’expérience est une leçon d’humilité ; les spectateurs découvrent leur “être en commun” tandis qu’un sentiment d’unité imprègne leur réception de l’information sensorielle. Merleau-Ponty évoque ainsi cette conscience d’une expérience partagée : “Le monde est cela même que nous nous représentons, non pas comme hommes ou comme sujets empiriques, mais en tant que nous sommes tous une seule lumière et que nous participons à l’Un sans le diviser.”3 »

En décrivant l’aptitude à s’engager dans la relation avec un objet, Merleau-Ponty déclare : « Mais le système de l’expérience n’est pas déployé devant moi comme si j’étais Dieu, il est vécu par moi d’un certain point de vue, je n’en suis pas le spectateur, j’y suis partie, et c’est mon inhérence à un point de vue qui rend possible à la fois la finitude de ma perception et son ouverture au monde total comme horizon de toute perception4. » Lorsque nous percevons les remarquables photographies d’Auer, nous devenons l’œuvre, nous sommes l’œuvre, donc ouverts à son influence. Comme Merleau-Ponty le fait remarquer, nos perceptions s’étendent alors au « monde total », démontrant l’effet mesurable de l’expérience artistique : nous sommes désormais inéluctablement changés par ce qui s’est imposé à nous. En faisant l’expérience de January, nous devenons conscients de notre propre transformation ; nous sommes reconnaissants de cette conscience et des changements que nous observons. Nous devenons la preuve vivante de l’argument du philosophe.

Les photographies d’Auer explorent en profondeur la phénoménologie de la lumière en même temps qu’elles marquent le passage de l’humble banalité de l’ici et maintenant à un resplendissant ailleurs jusqu’ici hors de notre portée. Selon Merleau-Ponty, pendant que nous traversons cette frontière, « nous ne sommes pas des appareils photographiques, nous sommes des spectateurs impliqués5 ». En faisant l’expérience de la fascinante lumière bleue qui enveloppe l’un des lieux les plus isolés, les plus démesurément solitaires de la planète, nous nous engageons sans réserve, confiants dans les compétences de notre guide, artiste accomplie et chamane triomphante.
Traduit par Emmanuelle Bouet

1 Cité par Maurice Merleau-Ponty, dans Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, coll. « Tel », p. 174.
2 George MacDonald, La clef d’or, Lille, Empreintes, 2011.
3 Sasha Englemann, «Breaking the Frame: Olafur Eliasson’s Art, Merleau-Ponty’s Phenomenology, and the Rhetoric of Eco-Activism », dans Stanford Undergraduate Journal for Excellence in Writing, 2008, publié en ligne dans art&education, http://www.artandeducation.net/paper/breaking-the-frame-olafur-eliassons-art-merleau-pontys-phenomenology-and-the-rhetoric-of-eco-activism/
4 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 368.
5 Sean D. Kelly, « The Normative Nature of Perceptual Experience », dans Bence Nanay (dir.), Perceiving the World, New York, Oxford University Press, 2014, p. 148.

 

Jessica Auer est une photographe et une artiste en arts visuels dont la pratique est centrée sur l’étude des paysages en tant que sites culturels. Elle a terminé une maîtrise en arts à l’Université Concordia en 2007 et, depuis, elle a exposé ses œuvres et effectué plusieurs résidences d’artistes au Canada et à l’étranger. Son premier livre, Unmarked Sites, a été désigné par photo-eye et la Indie Photobook Library comme l’un des dix meilleurs livres photo publiés en 2011. Jessica Auer enseigne la photographie à l’Université Concordia et est représentée par la Patrick Mikhail Gallery à Montréal. jessicaauer.com

James D. Campbell, commissaire et auteur de nombreux essais sur la photographie et la peinture, vit et travaille à Montréal.

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