Julian Germain, The Future is Ours, Classroom Portraits – Johanna Mizgala, Entre le portrait et le documentaire

[Hiver 2016]

Lorsque vous avez commencé à travailler sur la série Classroom Portraits il y a une douzaine d’années, l’envisagiez-vous déjà comme un projet à long terme ?
Le projet a vu le jour dans le nord-est de l’Angleterre, où je réside. J’avais reçu à l’époque du financement pour photographier des classes dans six écoles spécifiques. Je me suis vite aperçu qu’il serait intéressant d’étendre le projet à d’autres écoles dans d’autres parties du pays, puisque cela permettrait en quelque sorte de brosser un portrait de la population. Par exemple, l’une des premières écoles du nord-est de l’Angleterre où j’ai travaillé se trouve à Washington, une ville dont la population est majoritairement blanche ; elle est située à environ cent kilomètres de Bradford, une grande ville avec beaucoup d’immigrants. J’ai rapidement constaté que les écoles reflètent ces réalités géographiques, ce qui nous offre un point de vue intéressant sur les différentes régions du pays.

Comment avez-vous décidé d’élargir votre projet pour y inclure les écoliers d’autres pays ?
Ce sont d’abord les circonstances : j’étais invité à donner un atelier en Argentine en 2005, et je travaillais déjà sur un projet à long terme au Brésil. Je me suis dit que je devrais au moins essayer de faire des portraits d’écoliers dans ces deux pays pendant que j’étais là-bas. À vrai dire, je n’étais pas sûr qu’ils auraient la même résonance pour le public britannique (et leur impact est autre, effectivement) car les portraits précédents suscitaient chez les spectateurs de nombreuses comparaisons avec leur propre enfance. Je ne m’attendais pas nécessaire- ment à ce que cela se produise face à un environnement culturel tout à fait étranger. Mais si l’identification n’est certes pas la même, d’autres mécanismes s’installent, qui nous révèlent d’autres aspects. Il y a toujours des ressemblances et des différences quel que soit le lieu, mais j’aimais l’idée d’élargir le cadre et d’adopter une approche légèrement différente. Ensuite, j’ai simplement saisi les occasions à mesure qu’elles se présentaient. Cela s’est développé de manière un peu aléatoire au début, puis le British Council s’est impliqué dans le projet et m’a proposé d’aller visiter certains pays. La série s’est ainsi étoffée au fil des ans : ce n’était pas mon seul projet en cours, mais c’était toujours intéressant d’y travailler, alors j’ai continué.

Je trouve ces portraits un peu troublants, sans doute parce que, malgré leur diversité, après un certain temps à considérer l’ensemble, nous sommes inévitablement portés à remarquer leurs similarités et leurs différences. Le facteur commun à toutes ces images est l’absence d’adultes et, bien sûr, le fait que ce ne sont pas des photos de classe traditionnelles, comme celles que l’on a pu prendre de nous ou de nos enfants. Individuellement, ces images semblent nous offrir une rare incursion dans l’univers de ces enfants, à leur niveau.
L’appareil est à leur niveau, et ma démarche consiste toujours à photographier la classe en tant que groupe. Dans les photos de classe traditionnelles, on ne devine jamais vraiment à quoi ressemble l’école. Mon but était vraiment de photographier chaque enfant, et je me suis toujours assuré qu’ils étaient tous inclus dans le groupe. Je n’ai jamais dit aux enfants de ne pas sourire, mais je ne leur ai pas non plus suggéré de le faire. S’ils me le demandaient, je leur indiquais quand se tenir prêts. La chorégraphie du processus est ce qui leur donne cet air attentif.

Est-ce une expérience participative ? Choisissent-ils où s’asseoir, et sont-ils impliqués dans la chorégraphie ?
Pas vraiment, à cause des contraintes spatiales : il faut regarder à travers l’objectif pour vérifier que tout le monde est dans l’image. C’est collaboratif dans la mesure où ils doivent tous entrer dans le jeu, c’est-à-dire rester immobile et concentré pendant que le portrait est réalisé. Les préparatifs impliquent une certaine activité : pendant le cours, j’installe l’appareil photo et les projecteurs – il faut qu’ils s’habituent à moi pendant leur leçon de maths ou de français ou toute autre activité. Ils sont conscients de tout le matériel que je dispose autour d’eux, et ils sentent que je fais mon travail avec sérieux et précision. Quand arrive le moment de leur expliquer ce que nous devons faire pour que la photo soit réussie, ils comprennent et sont d’accord. Ils voient que c’est compliqué pour eux et pour moi, et que cela requiert de la concentration, autant la mienne que la leur. Nous devons travailler ensemble pour y parvenir. J’aime le fait que tout ce processus crée une sorte d’atmosphère particulière.

Les enfants voient-ils la photographie terminée ? Vous ont-ils déjà dit ce qu’ils pensaient des portraits ?
Oui, les enfants voient les portraits. Là où c’est possible, je les envoie par courriel aux écoles. Sinon, je leur fais parvenir des tirages – et lorsque les enfants sont vraiment pauvres, je joins un exemplaire pour chaque écolier. Pour un groupe en Éthiopie, par exemple, j’ai envoyé trente exemplaires du portrait afin qu’on puisse le distribuer à tous les enfants.

Êtes-vous déjà retourné photographier une classe ?
Je l’ai fait pour les classes de mes filles. C’est une autre démarche, que l’on pourrait d’ailleurs envisager. J’ai considéré de nombreuses possibilités à mesure que le projet se développait. Mais les groupes changent d’une année à l’autre ; je n’aurais donc pas les mêmes enfants. Et les classes du secondaire se réorganisent différemment d’une matière à l’autre. Sur le plan logistique, tout devient compliqué. J’ai aussi pensé à travailler dans les cours de récréation, car là encore c’est une expérience complètement différente, où les enfants sont libres de faire ce qu’ils veulent. Ceux qui veulent rester dans leur coin peuvent le faire, et ceux qui forment de petits groupes le font suivant leurs envies. C’est assez fascinant à observer. J’imagine ces scènes comme des paysages où nous pourrions voir les enfants tels qu’ils sont.

Pour moi, vos images naviguent dans cette zone très intéressante entre le portrait et le documentaire, car la personnalité des enfants nous apparaît en ef fet, mais collectivement. Invariablement, en passant d’une image à l’autre, des comparaisons s’établissent entre l’environnement physique des enfants, les vêtements qu’ils portent, et toujours leur positionnement dans le groupe. Ces portraits révèlent notamment des contrastes frappants dans les niveaux de vie.
Il y a évidemment de grandes disparités entre l’établissement que fréquente un enfant dans le nord du Nigeria et celui que fréquente un enfant en Allemagne. C’est un aspect de la série, mais, en même temps, la présence du tableau – qu’il soit noir, blanc ou interactif – crée un schéma relativement universel. J’ai longtemps hésité sur l’agencement des portraits dans le livre, car le choix des juxtapositions n’est justement pas anodin. Finalement, j’ai essayé de résoudre le problème en optant pour un ordre chronologique, qui évoque plutôt l’idée d’un voyage. Les contrastes apparaissent donc également au fil du temps, et non par des oppositions délibérées. Mais c’est vrai, vous avez raison, je crois que cette série est un document – même si c’est une goutte d’eau dans l’océan. Le nombre de pays que je n’ai pas visités est bien supérieur au nombre de pays où je suis allé, et j’ai seulement pu documenter un petit nombre d’écoles dans chacun. Ce projet n’est pas une étude scientifique ; il dresse néanmoins un portrait de l’éducation et de ce qu’un pays offre à ses enfants. Pour moi, la question philosophique qui sous-tend ces images a rapport à la démocratie, car j’essaie de mettre en valeur chaque enfant, qu’il se trouve au fond de la classe ou au premier rang. Dans le processus de création de ces portraits, je m’efforce de donner de l’espace à chacun, pour que l’on voie vraiment tous les enfants. J’y consacre beaucoup d’efforts. Et ces images m’interpellent beaucoup moi aussi.
Traduit par Emmanuelle Bouet

Johanna Mizgala est conservatrice des collections de la Chambre des communes et doctorante en médiations culturelles à l’Université Carleton. Son intérêt pour la commémoration et le pouvoir persuasif de la photographie est issu de ses recherches approfondies sur la mémoire et la photographie, sur la nostalgie et la disparition, et sur les politiques identitaires.

Le travail de Julian Germain se caractérise par un intérêt pour les enjeux sociaux et une croyance en la valeur des images amateurs et « fonctionnelles ». Il a publié plusieurs livres de photos (chez SteidlMack entre autres), dont certains combinent ses propres images à d’autres provenant de diverses sources. Il fait partie, avec Erik Kessels, du comité éditorial de la revue Useful Photography. Son travail a été exposé à l’international, notamment à Londres, Tokyo, São Paulo et Rotterdam. Depuis 1995, il collabore avec les artistes brésiliens Patricia Azevedo et Murilo Godoy sur des projets réalisés avec les communautés des favelas et des enfants des rues. Il vit et travaille à Northumberland, au Royaume-Uni.
www.juliangermain.com

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