[Hiver 2014]
Par Sonia Pelletier
Au fil des ans, on a pu observer une tendance forte se dégageant du travail photographique de Kim Waldron, un fil conducteur ou un modus operandi qui perdure depuis les tout premiers débuts. Bien que l’artiste soit le plus souvent présente dans ses images, bien qu’elle soit au centre de ses œuvres, il ne s’agit pas pour autant d’un « spectacle de soi ». Je dirais plutôt que chaque exposition, structurée en une série d’images, relève davantage de récits de vie se présentant comme des « pratiques de soi » reliées à des milieux de travail et à ce qui s’y passe. En établissant une liaison entre soi et l’autre et en permettant une transformation et une acquisition de connaissances, le travail construit des identités que l’artiste adopte dans son œuvre. Chaque projet comporte sa part d’inédit et est habité, pour reprendre Foucault, par une certaine « esthétique de l’existence ». Le processus de création ancré dans le travail est pour une grande part dans cette esthétique et permet, du même coup, de percevoir un transfert du lieu d’expérience vers celui de l’art.
En mettant en relief le mouvement de la vie à la mort et, inversement, de la mort à la vie, Beautiful Creatures semble refermer une boucle de l’action qui permet de réfléchir sur le réel et le rôle de l’image.
Plus concrètement, la plupart des projets de Kim Waldron sont élaborés lors de résidences. C’est durant ces longs séjours que l’œuvre émerge et permet à l’artiste, en se mettant dans la peau de l’autre, d’établir des liens entre le privé et le public et d’expérimenter l’inconfort, le contrôle ainsi que sa propre perte. En bout de piste, en plus de développer de la gratitude et d’amener à une prise de conscience, l’engagement de l’artiste à vouloir redonner à l’autre accès à des espaces privés ouvre sur un « partage du sensible »…
Au cœur de plusieurs projets de Kim Waldron, dont le plus récent Beautiful Creatures1, se dégage un concept élaboré par Deleuze et Guattari, celui du « devenir animal2 ». Cette notion ne relève pas d’une similitude, ou d’un « faire comme », entre l’homme et la bête, mais elle renvoie plutôt à un « travail sur soi », une sorte de perfectionnement spirituel se rapprochant de l’ascèse.
De fait, préalablement à tout résultat photographique, il y a dans ce travail une « mise en disposition » qui nécessite des conditions autres qu’une mise en scène formelle. L’artiste est moins présente dans l’image en tant que sujet qu’en tant qu’objet d’expérience. L’œuvre est basée sur un travail de recherche et de négociation avec des volontaires et sur des apprentissages techniques qui font qu’une large part du processus créatif est consacrée à s’immiscer dans des espaces privés et à vivre des situations inédites desquelles l’artiste ressort altérée. S’inscrivant ainsi davantage dans un art d’« attitude » associé à la performance, Waldron se met souvent dans des situations difficiles où elle expérimente des impostures. C’est pourquoi il y aurait matière à aborder ses œuvres sous l’angle de l’esthétique relationnelle ou d’un mouvement précédemment nommé « l’art et la vie ».
Beautiful Creatures, le plus grand corpus de l’artiste jusqu’ici (élaboré entre 2010 et 2013), est une œuvre qui met en lumière le rapport de l’homme à l’animal. Relevant d’une approche introspective basée sur l’engagement et la responsabilité, ses images nous montrent les étapes de transformation de l’animal et son impact sur l’être humain. Des premiers contacts jusqu’au partage de nourriture, en passant par l’abattage et la préparation des viandes, six bêtes ont été mises à contribution dans ce projet. Mue par un certain souci de maîtrise de l’inconnu, l’artiste s’est d’abord initiée aux techniques de l’abattage auprès de bouchers. Cela comporte une étape de négociation qui peut paraître évidente, mais qui s’est heurtée à quelques difficultés et préjugés en raison de la dévalorisation grandissante de ce métier dont la pratique demeure un apanage masculin. Sur les images, le malaise de Waldron est patent, son contrôle douteux et on la perçoit craintive. Faut-il rappeler que nous sommes dans un espace privé où l’artiste fait une expérience en direct et que l’action donne à voir une image crue. En contrepoint à cette série plus émotive, d’autres photographies nous présentent les animaux encore en vie et la viande emballée, empilée symétriquement. Des photographies montrent aussi l’artiste s’affairant à la cuisine, les aliments préparés en mets alléchants et un portrait festif de convives rassemblés autour d’une table. Enfin, l’artiste ayant aussi sa fierté de chasseur, les têtes taxidermisées des animaux abattus ont été posées au mur et photographiées.
En réaction au système actuel de surconsommation, cette série photographique nous rappelle un mode de vie qui se perd. Ici, au contraire, rien ne semble se perdre ni se créer, pareil à l’ordre rituel de la mort et de la renaissance. Toute l’œuvre est ainsi tributaire d’une préparation, d’une initiation, d’une pratique et d’un partage inscrits sous le signe du respect et d’un honneur rendu, à l’écart du système agroalimentaire industriel et commercial qui prévaut maintenant.
L’artiste nous dit que quelque chose s’est révélé à elle au moment de la sélection de ses images. Beautiful Creatures ne constitue pas nécessairement un travail plus achevé que les précédents mais, en mettant en relief le mouvement de la vie à la mort et, inversement, de la mort à la vie, il semble refermer une boucle de l’action qui permet de réfléchir sur le réel et le rôle de l’image. En raison de leur caractère sanguinolent, les images retenues sont percutantes, mais elles ne relèvent pas de la recherche d’un effet spectaculaire. C’est bien plutôt dans un rapport intime, le plus souvent inconfortable, que l’espace « temporel » privé de l’artiste nous emporte, dans une sorte de relation de complicité et de compassion. Nous nous retrouvons peut-être ainsi au cœur d’un « devenir animal », et ce, malgré la souffrance et le sang, en dehors de toute relation au territoire.
Les tout premiers débuts de l’artiste nous offraient une série d’autoportraits, intitulée Working Assumption (2003), dans lesquels on voyait l’artiste dans des habits trop grands pour elle et pratiquant différentes professions. À la manière d’un jeu, mais aussi pour approfondir sa connaissance de la langue française et explorer certaines de ses craintes quant aux relations humaines, Waldron a demandé à des hommes de pouvoir porter leurs vêtements et s’infiltrer dans leur espace de travail pendant une heure. Le résultat : sur les photographies prises lors de ces rendez-vous, on la voit entre autres arborer le costume d’un mécanicien, d’un boucher, d’un médecin, d’un prêtre, d’un chef de cuisine, d’un professeur de français. Cette expérience comporte une dimension de portée féministe mettant en question le rôle de la femme dans des emplois traditionnellement réservés aux hommes.
Dans la série Triples (2009), travail effectué lors d’une résidence à Vienne, l’artiste avait approché des couples en leur proposant de s’immiscer dans le quotidien de leur ménage. Dans ces images, le malaise suscité par la présence de l’artiste, un peu à la manière de la tierce personne évoquée dans le roman L’invitée, de Simone de Beauvoir, est nettement perceptible. Waldron tentait ainsi d’interroger la structure exclusive du couple comme construction sociale et de démontrer la complexité d’une relation prise entre les désirs individuels et collectifs.
Dans la continuité d’une démarche qui expérimente la « mise à l’épreuve » en l’inscrivant dans une « mise en scène » ou, plus simplement, la « mise en œuvre » d’une action performative, Waldron projette pour le futur une résidence à Beijing, en Chine. Elle tentera d’y convaincre des travailleurs en usine de devenir leur aide familiale, d’assumer leurs tâches ménagères et de s’occuper de leur maison pendant qu’ils seront au travail. On peut imaginer que ce louable défi se confrontera à de nombreuses barrières culturelles. Quoiqu’il en soit, Kim Waldron adore s’engager et saura mener à bien cette nouvelle expérience dans le respect et la générosité qui la caractérisent.
2 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 342.
Kim Waldron est née à Montréal. Elle est titulaire d’un baccalauréat en art de l’Université NSCAD et d’une maîtrise en art de l’Université Concordia. Ses œuvres ont fait l’objet de plusieurs expositions, notamment au Musée régional de Rimouski, à Oboro (Montréal), à l’Œil de Poisson (Québec), à Gallery 44 (Toronto), à l’Eyelevel Gallery (Halifax), à l’Art Gallery of Windsor ainsi qu’à La Centrale Galerie Powerhouse (Montréal). En 2013, elle obtenait la bourse Claudine et Stephen Bronfman en art contemporain et elle vient tout juste de se voir octroyé le prix Pierre- Ayot 2013, de la ville de Montréal. kimwaldron.com
Sonia Pelletier est coordonnatrice à l’édition de la revue Ciel variable.