La collection Yves Beauregard : portée de la photographie historique – Zoë Tousignant

[Automne 2008]

par Zoë Tousignant

Du 25 septembre 2008 au 4 janvier 2009, le Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ) présente Québec et ses photographes, 1850-1908 : la collection Yves Beauregard, exposition majeure qui met en scène plus de 250 photographies, depuis les premiers portraits en daguerréotypes jusqu’aux clichés commémorant les festivités du tricentenaire de la ville. Ce sera la première rétrospective d’envergure, en un peu plus de vingt ans, que le musée consacre à ce patrimoine visuel, et la seule jusqu’à présent à être montée entièrement à l’aide de son propre fonds.

Acquise en 2006 et comprenant 3540 images, la collection Yves Beauregard est le plus important ensemble de ce genre que le MNBAQ ait ajouté à son fonds permanent, dont l’inventaire photographique a, par la même occasion, quadruplé. Ces archives furent réunies sur une période de vingt ans par l’historien Yves Beauregard, qui dirigeait parallèlement la revue historique Cap-aux-diamants. Cet exercice l’a indubitablement guidé dans ses recherches, ainsi que son intérêt passionné pour Québec, sa ville d’élection : l’essentiel de la collection est consacré aux rues et aux habitants de la Vieille Capitale, bien que l’on y retrouve des images de Montréal et de Trois-Rivières, de Rimouski et d’ailleurs.

La diversité des représentations reflète l’éventail des genres photographiques qui étaient populaires entre les années 1850 et le début du vingtième siècle. Cela signifie notamment des portraits de studio, en format d’exposition ou de carte de visite; des vues de Québec et de son architecture, sous forme de cartes postales destinées aussi bien aux touristes qu’aux habitants de la ville, souvent reproduites selon un procédé stéréoscopique; des albums commémorant des événements publics ou privés; ou des montages en grand format immortalisant les membres de diverses institutions civiques ou communautés. Prise dans son ensemble, la collection Yves Beauregard nous offre un aperçu unique sur un chapitre fascinant de l’histoire de Québec, mais aussi sur l’époque où la photographie s’est imposée comme un média démocratique et généralisé.

Appréhendées individuellement, les images de la collection ne se laissent pas aussi facilement cerner. Beaucoup de ces photographies semblent déjouer, voire remettre en question, les concepts fondamentaux de l’histoire de l’art sur lesquels repose la démarche d’un musée des beaux-arts comme le MNBAQ. La figure du créateur, considérée comme essentielle à la compréhension d’une œuvre et de sa portée artistique, occupe ainsi une place prépondérante dans la façon dont le musée conçoit et présente l’histoire de l’art au Québec. C’est d’ailleurs ce que pourrait laisser entendre le titre choisi, Québec et ses photographes, en écho à celui d’une autre exposition célébrant le 400e anniversaire de la ville : Québec, une ville et ses artistes.

Bien que la collection Yves Beauregard s’enorgueillisse de nombreuses œuvres majeures, réalisées par les plus « grands » photographes que comptait la ville de Québec au dix-neuvième siècle et au début du vingtième (parmi lesquels George William Ellison, Louis-Prudent Vallée, Marc-Alfred Montminy et les chefs successifs de la famille Livernois), celles-ci sont surpassées, en nombre du moins, par une foule de clichés qui sont, par essence, anonymes. Dans ce groupe largement majoritaire, on retrouve d’une part les images de professionnels et d’amateurs qui, non signées, sont littéralement anonymes, mais également les œuvres de photographes peu connus – envers lesquels l’Histoire fut moins clémente soit parce que leur talent était moins remarquable, soit, plus probablement, parce qu’ils opéraient au bas de l’échelle sociale.

Mais le dénominateur commun entre ces clichés anonymes est le fait qu’ils nous montrent, bien souvent, des visages également dépourvus de nom. Un inventaire de la collection Yves Beauregard révèle que sur les 3540 images qu’elle comprend, plus de la moitié sont l’œuvre de photographes anonymes ou peu connus, et que soixante-huit pour cent du corpus est composé de portraits, dont quarante pour cent représentent des sujets non identifiés.

Images dépourvues de créateur reconnu, voire d’identité, donc sans repères établis, quelle est la nature de leur contribution à l’histoire de l’art au Québec?

Cette dernière statistique sera peut-être révisée, au prix de longues et patientes recherches (un effort a déjà été fait dans ce sens pour les innombrables portraits d’hommes et de femmes membres de l’Église catholique), mais on se retrouve, pour l’instant, face à un vaste ensemble de portraits dont les sujets sont muets.

Et pourtant tous ces visages inconnus nous sont, d’emblée, étrangement familiers. Ils évoquent ceux qui emplissent nos vieux albums de famille ou des boîtes à chaussures, empilés au grenier ou amoureusement disposés sur des étagères : c’est la carte de visite où la sœur de mon arrière-grand-mère fixe le spectateur d’un air impassible, le jour de ses fiançailles; c’est le portrait intime, source de nombreuses spéculations familiales, où mon arrière-arrière-grand-père pose avec son meilleur ami, tous deux tirés à quatre épingles et cigare à la main; c’est encore le cliché effectué par ma grand-mère lors d’une pluvieuse réunion de famille à Québec et qui, mystérieusement, occupe encore une place de choix dans son album de famille. Ce sont des centaines de photos comme celles-là, prises à Québec et ailleurs, qui témoignent du caractère répétitif et industriel de la photographie. Elles n’ont rien de particulier, et cependant, pour ceux qu’elles concernent, elles ont une valeur indiscutable.

Mais que devient cette valeur subjective dans le contexte du Musée national des beaux-arts? Images dépourvues de créateur reconnu, voire d’identité, donc sans repères établis, quelle est la nature de leur contribution à l’histoire de l’art au Québec? On pourrait être tenté de contourner la question en choisissant d’analyser cet ensemble d’images comme un tout, plutôt que d’interpréter chaque photographie individuellement : en d’autres mots, la notion de création s’appliquerait à la collection en tant que telle, considérée comme œuvre à part entière. Dans ce scénario, Yves Beauregard, en tant que créateur de la collection qui porte désormais son nom, deviendrait la figure reconnue au moyen de laquelle le corpus photographique acquiert un sens.

Il est peu probable, heureusement, que cette hypothèse devienne réalité, puisque l’approche qui consiste à respecter l’unité intrinsèque d’une collection comme œuvre d’art n’est pas une pratique courante au MNBAQ (la démarche de Beauregard est bien sûr reconnue, mais seulement de façon nominale). Je dis heureusement, car cette démarche ne nous serait d’aucun secours pour appréhender la multitude d’images singulières qui, bien que répétitives, méritent d’être considérées individuellement. Elle ne ferait pas non plus justice à la réalité de la pratique photographique à Québec durant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Dans les faits, cette pratique n’était pas dominée par quelques photographes de renom, mais plutôt par une profusion d’exécutants – bons ou médiocres – qui répondaient aux besoins du public. Ce sont leurs images, comme le souligne justement la collection rassemblée par Yves Beauregard, qui étaient la norme, et non l’exception.

Ce que représente la collection Yves Beauregard, c’est une occasion, pour le musée qui en est à présent le dépositaire, d’enquêter sur la véritable nature de la photographie à Québec, dans toute sa magnificence populaire et sa diversité, au dix-neuvième siècle et au tournant du vingtième. C’est la possibilité de mieux comprendre l’évolution de cette vision photographique, et d’ajouter ainsi un élément capital à une histoire de l’iconographie québécoise qui ne soit ni hiérarchique, ni définie par l’usage d’un médium. Le Musée national des beaux-arts du Québec se trouve indéniablement dans une position privilégiée pour mener à bien un tel projet. Il reste à savoir s’il va saisir cette occasion.
Traduit par Emmanuelle Bouet

Zoë Tousignant poursuit un doctorat en histoire de l’art à l’Université Concordia. Sa thèse porte sur l’usage de la photographie dans les revues populaires au Canada durant l’entre-deux-guerres. En 2006, elle a travaillé comme archiviste pour le Musée national des beaux-arts du Québec, sur l’acquisition de la collection Yves Beauregard.