D’Image Bank à la Morris / Trasov Archive – Vincent Bonin

[Automne 2008]

 

par Vincent Bonin

En 1967, Jack Chambers de London (Ontario) reçoit une lettre du Musée des beaux-arts du Canada l’informant que son personnel s’apprête à constituer une banque de 2000 diapositives sur l’art canadien. On lui demande la permission de reproduire l’image d’une de ses œuvres. Il est cependant avisé qu’en l’absence de réaction sur-le-champ, l’institution l’utilisera sans son accord. Chambers exprime alors son refus de collaborer avec le musée et achemine une copie de sa réponse auprès de 130 artistes canadiens1. Comme suite de ce différend, il fonde le Canadian Artists Representation dont les revendications se rapportent principalement à la mise en place de politiques justes en matière de propriété intellectuelle. Partageant avec Chambers cette visée d’améliorer leurs conditions économiques, certains artistes de sa génération proposent un nouveau point de vue sur la notion d’auteur et la reproductibilité technique. Pour pallier l’absence d’outils de communication au sein de leur communauté, ils conçoivent une plateforme d’échange d’images fonctionnant selon une économie du don. Ce réseau prend son essor avec l’émergence des premiers centres d’artistes autogérés, qui agissent également comme des véhicules d’information en court-circuitant les mécanismes de légitimation des médiateurs (commissaires, critiques) et des institutions (galeries commerciales, musées). À l’instar de l’anecdote qui a inspiré la fondation de CARFAC, ce projet collectif trouve pourtant son origine dans une expérience individuelle.

Image Bank détourne le système de la poste comme outil ad hoc afin de constituer un espace d’échanges hors de portée du champ de l’art et de l’hégémonie des médias.

Au milieu des années 1960, Michael Morris produit des collages en utilisant le contenu d’exemplaires de la revue américaine Life. Lorsqu’ils fondent Image Bank en 1969 à Vancouver, Morris et Vincent Trasov2espèrent contourner la mainmise d’ayants droit commerciaux sur la culture visuelle des années 1950 et 19603. Leur projet intègre plusieurs stratégies des avant-gardes historiques (Dada en particulier) et de Fluxus, mais Ray Johnson représente leur principale influence4. Depuis 1962, ce dernier envoie des collages à un ensemble de pairs, avec la consigne d’intervenir sur ceux-ci et de les remettre en circulation. Il crée ensuite la New York Correspondance (sic) School dans le dessein de donner une forme à la fois fictive et effective aux modes de collaboration qu’il suscite. D’une manière analogue, Image Bank détourne le système de la poste comme outil ad hoc afin de constituer un espace d’échanges hors de portée du champ de l’art et de l’hégémonie des médias5. La règle tacite d’annuler toute propriété intellectuelle encourage également l’appropriation des énoncés d’autrui et permet de multiplier les jeux de rôles (emploi de pseudonymes, etc.)6

En 1970, Image Bank diffuse un faire-part avec sa première liste de requêtes d’images. Celui-ci est accompagné de la reproduction d’une photographie de Nancy Berg, mannequin des années 1950, avec la mention « Image of the Month » (image du mois)7. L’année suivante, Image Bank demande aux correspondants du réseau d’envoyer des cartes postales en vue d’une exposition organisée par Alvin Balkin à la galerie de l’Université de Colombie-Britannique (Vancouver). Une édition de 80 cartes est mise en circulation.

Dès 1972, Image Bank publie une première version d’une liste alphabétique exhaustive des individus répertoriés, qui confère un contour tangible à la communauté des correspondants8. Cet outil comprend également une sélection d’images recueillies par le truchement des requêtes. Sa diffusion fait boule de neige en permettant d’étendre le réseau. Corollairement, la masse documentaire du fonds d’archives d’Image Bank s’accroît de façon exponentielle.

Dans son projet d’écologie culturelle (Cultural Ecology Project, 1972), le collectif demande aux correspondants du réseau de faire parvenir des « piss pics » (images d’urine) à la critique américaine Barbara Rrose (l’orthographe modifiée de son nom évoque Rrose Sélavy, alter ego de Marcel Duchamp). D’une façon prévisible, certains correspondants citent les œuvres de Duchamp et des références de l’histoire de l’art (manekenpis) dans leurs réponses. D’autres acheminent du matériel pornographique ou scatologique qui met à l’épreuve l’étanchéité du système de la poste comme outil de communication parallèle.

Par contraste, le conservatisme d’une autre génération représente l’objet d’étude d’un projet également réalisé en 1972. Image Bank formule cette fois la consigne suivante : « Inventeurs d’aujourd’hui, planifiez désormais pour demain : jetez un coup d’œil au futur. Faites parvenir votre image de 1984 à Image Bank ». Tirées d’un ensemble de sources des années 1950 et 1960 – Life, Popular Science, etc. –, ces images évoquent des représentations obsolètes du progrès et de la technologie tout en ramenant au premier plan les désirs et les hantises de cette période. Subséquemment, ces constellations de lieux communs deviennent le ferment de plusieurs collaborations au sein du réseau. Dans une série de récits d’anticipation sous forme de performances et de produits dérivés, General Idea de Toronto imagine un pavillon dont la construction est différée jusqu’à 1984. Avec sa Time Capsule, le collectif californien Ant Farm stocke des aliments et des médicaments représentatifs de l’année 1972 dans un réfrigérateur scellé jusqu’en 1984 (et finalement ouvert en 2002).

En 1973, Glenn Lewis réquisitionne des objets d’usage courant, assemblages divers, etc. Présentées ensuite dans des boîtiers transparents (chacun attribué par les participants à une année entre 1620 et 1984), les contributions reçues forment la structure murale intitulée « Great Wall of 1984 » de la Bibliothèque du Conseil national de recherches (Ottawa)9.

La notion de contre-public est généralement associée aux espaces discursifs investis par des groupes subalternes. Michael Warner précise cependant que ceux-ci utilisent les protocoles d’institutions hégémoniques lorsqu’ils créent leurs propres véhicules de communication10. En façonnant de tels outils, Image Bank et General Idea étendent leur entreprise de recyclage à la logique des mécanismes qui font circuler l’information dans la société capitaliste des années 197011.

L’ensemble des stratégies que déploient alors ces collectifs pour traiter le flux de correspondance représente une parodie et un renversement de structures bureaucratiques existantes (système de la poste, banques d’images commerciales). Morris et Trasov considèrent les documents accumulés dans le cadre de leurs échanges comme un capital symbolique qu’ils peuvent réinvestir. En 1972, le compte rendu des activités d’Image Bank depuis sa création imite un rapport annuel12. À l’instar de nombreux collaborateurs (Dana Atchley, General Idea, Ant Farm, etc.), Trasov et Morris produisent des logos, une monnaie, du papier à lettres et des tampons.

Lors de la même période, General Idea s’approprie le gabarit graphique de la revue américaine Life pour concevoir le magazine File dont les premiers numéros diffusent les listes d’Image Bank. Le laps de temps compris entre 1971 et 1974 représente le moment fort de ces projets réalisés en collaboration. En 1974, Willoughby Sharp, Lowell Darling, General Idea et Image Bank organisent l’événement Decca Dance : Art’s Birthday à Hollywood (États-Unis). La cérémonie de remise de prix est un prétexte pour rassembler des individus et collectifs d’artistes échangeant par voie postale. Elle marque aussi la dissolution de cette communauté comme contre-public.

Dès 1975, le nombre de participants ayant augmenté, la plupart des membres ne répondent plus systématiquement à leur courrier. Lors de cette période d’essoufflement, Time Incorporated intente un procès au collectif General Idea en l’accusant d’utilisation illicite du gabarit graphique de la revue Life. En 1977, Image Bank présente sa deuxième exposition de cartes postales et reçoit une mise en demeure d’une compagnie américaine portant le même nom. Ces deux litiges s’expliquent par la visibilité médiatique dont jouissent les artistes devenus des acteurs importants dans le champ de l’art contemporain. Contrairement à General Idea qui gagne son procès et publie File jusqu’en 1989, Image Bank abandonne la cause et adopte le nom Morris/Trasov Archive13. Or les deux artistes considèrent leur fonds d’archives comme une œuvre évolutive. Depuis la fin des années 1960, ils conservent systématiquement toute la correspondance de leurs pairs et constituent une collection de publications sur les mouvements d’avant-garde après 1945. Dès 1974, ils tentent d’inventorier le contenu de ce corpus en utilisant des fiches semblables à celles qui leur permettent de recueillir les requêtes d’images.

Après une entreprise laborieuse de catalogage dans les années 1990, Morris et Trasov confient leur fonds à la Morris and Helen Belkin Gallery (Vancouver). Comme le souligne Jacques Derrida, la reprise d’un fonds privé par une institution scelle sa dépendance au nom propre d’une personne physique ou morale14. Ce signifiant absorbe les « archives des autres ». Le rapprochement de plusieurs corpus solidaires déjoue cependant cette domiciliation. Se crée alors une structure médiane comprenant des documents de provenance variée, mais liés à des processus contigus. Le fonds General Idea15 renferme ainsi de la correspondance envoyée par Image Bank. Les archives Morris/Trasov comprennent quant à elles des missives reçues du collectif de Toronto. Ces deux parties d’un échange sont rassemblées après coup par les chercheurs dans l’interstice entre l’adresse de leurs destinataires et celles des institutions qui en sont désormais dépositaires. Comme la banque d’images, ce collage représente une construction discursive insituable. En permettant à ces tiers de proposer d’autres récits dépassant la clôture de leurs corpus, les artistes reconnaissent toujours cette dimension conceptuelle du projet au sein de ses retombées matérielles.

Vincent Bonin est artiste et commissaire indépendant. Il vit à Montréal. Entre 2001 et 2007, il a occupé un poste d’archiviste à la fondation Daniel Langlois pour l’art, la science et la technologie. Récemment, il organisait une exposition en deux volets intitulée Protocoles documentaires pour la galerie Leonard et Bina Ellen de l’Université Concordia (Montréal).

1 Cet événement est commenté par Susan Alter Tateshi dans « The House that Jack Built : Fifteen Years Later», CARFAC News, vol. 10, nº 2 (été 1985), p. 2-3.

2 Jusqu’en 1972, Gary Lee Nova prend également part aux activités d’Image Bank.

3 Leur nom pointe vers l’occurrence du motif de la banque d’images dans les œuvres de Claude Lévi-Strauss et de William S. Burroughs.

4 En 1970, Image Bank participe à l’exposition de la New York Correspondance (sic) School au Whitney Museum of American Art. Soucieux d’établir des généalogies, certains historiens inscrivent leur travail dans la foulée de l’art postal. Or Morris et Trasov ainsi que Ray Johnson rejettent ce mouvement qu’ils jugent construit après coup par la critique.

5 Proche collaborateur d’Image Bank, Glenn Lewis crée en 1970 la New York Corres Ponge Dance School of Vancouver, structure de collaboration informelle modelée sur la New York Correspondance School de Ray Johnson.

6 Vincent Trasov adopte l’identité de M. Peanut Planters tandis que Michael Morris utilise les pseudonymes Marcel Idea et Marcel Dot pour correspondre avec ses pairs. Ce jeu de rôles s’étend simultanément à l’ensemble des membres du réseau.

7  Pour des comptes rendus exhaustifs des activités d’Image Bank entre 1969 et 1977, voir Hand of the Spirit : Documents of the Seventies from the Morris/Trasov Archive, sous la direction de Scott Watson, UBC Fine Arts Gallery, Vancouver, 1992, et Golden Streams : Artists Collaborations and Exchange in the 1970s, sous la direction de Luis Jacob, Blackwood Gallery, University of Toronto at Mississauga, Mississauga, 2002.

8 International Image Exchange Directory, Talonbooks, Vancouver, 1972.

9 Outre la correspondance avec ses artistes pairs, Image Bank s’investit dans un vaste projet de recherche sur les limites de la peinture formaliste. Lors de retraites estivales à la campagne entre 1972 et 1974, Morris et Trasov reproduisent l’ensemble du spectre coloré sur des barres de bois du format d’un échantillon de peinture commerciale. Des configurations multiples de ces artefacts sont ensuite photographiées et filmées dans différents paysages, où ils agissent comme marqueur culturel au sein d’un environnement naturel.

10 Voir Michael Warner, Publics and Counterpublics, Zone Books, New York, 2002.

11 Sous le titre Protocoles documentaires, j’ai organisé un projet interdisciplinaire en trois volets à la Galerie Leonard et Bina Ellen (Montréal) qui explore ces questions. Les expositions ont eu lieu en 2007 et 2008. La publication paraîtra en 2009. Pour plus d’information, consulter le site Web de la galerie : http://ellengallery.concordia.ca. Voir également : AA Bronson, « The Humiliation of the Bureaucrat : Artists-Run Centers as Museums by Artists » dans Museums by artists, sous la direction de AA Bronson et Peggy Gale. Art Metropole, Toronto, 1983, p. 29-37.

12 Image Bank Annual Report, Intermedia Press, 1972.

13 Vincent Trasov et Michael Morris s’installent à Berlin en 1981.

14 Derrida choisit ici comme exemple d’une telle domiciliation des archives la transformation de la dernière demeure des Freud en musée. Jacques Derrida, Mal d’archives: une impression freudienne, Paris, Galilée, 1995, p. 13.

15 Le fonds General Idea, ainsi que la collection Art Metropole sont conservés au Musée des beaux-arts du Canada (Ottawa).