Lagos, Nigeria, capitale de la photographie – Érika Nimis

[Hiver 2016]

Par Érika Nimis

Poumon économique et culturel du Nigeria, patrie de Wole Soyinka (prix Nobel de littérature), de Fela Kuti (pape de l’afro-beat), mais aussi de Nollywood (troisième industrie cinématographique au monde), Lagos – Eko en langue yoruba – est la mégalopole de tous les superlatifs, avec ses quelque vingt millions d’habitants. « Centre of excellence » (selon ses plaques d’immatriculation), « Lagos la mégalo » sait aussi être une « capitale chaos », avec ses go-slow monstres et ses délestages intempestifs qui font d’elle la ville la plus branchée… sur générateur. Une chose est sûre, le hustle and bustle de la « capitale de l’Afrique » ne laisse personne indifférent. Ce « laboratoire de l’impossible » est même devenu, pour certains, une source inépuisable d’inspiration. Aussi n’est-il pas étonnant que Lagos se soit transformée en véritable pépinière de talents en tous genres. La photographie ici est un secteur en plein renouveau depuis le tournant des années 2000, au point que chaque jour (ou presque) voit émerger un nouvel artiste, comme en attestent les différents espaces et événements (centres d’art, galeries, festivals) dédiés à l’image fixe dans cette ville qui ne dort jamais. Le Nigeria, fort d’une population qui représente le quart de la population continentale, est devenu, notamment grâce aux hydrocarbures, la première puissance économique de l’Afrique. Et, à la faveur de cette envolée économique consolidée par une certaine stabilité politique1, les initiatives entourant la photographie se multiplient, portées par un esprit d’auto-entrepreneuriat très fort, car, s’il y a beaucoup d’argent dans ce pays, aucune politique ne soutient les arts et leur pratique. Aussi l’apport de quelques individus – curateurs, mécènes et artistes riches d’expériences à l’extérieur et qui souhaitent transmettre leurs acquis aux jeunes générations – devient-il primordial.

Un peu d’histoire. Cette jeune scène en plein essor n’est pas sortie de nulle part. Elle est ancrée dans l’histoire de ce port atlantique connecté au reste du monde, qui s’initie à la photographie dès son invention, accueillant des photographes de passage, puis des photographes qui ouvrent des studios dès les années 1880, principalement à Lagos Island où s’est implantée une communauté de rapatriés « brésiliens » (à la suite de l’abolition progressive de la traite transatlantique des esclaves).

À partir des années 1920, les rapports avec la Grande-Bretagne et les États-Unis (où partent se former les élites) permettent l’émergence d’une scène photographique féconde, se réclamant de la « tradition Stieglitz2 ». Parmi les grands noms de l’histoire de la photographie lagosienne (de la photographie de studio à la photographie d’art, en passant par le photojournalisme), retenons entres autres ceux de Jackie Phillips, Billyrose, Peter Obe (dont les photos de la guerre du Biafra ont fait le tour du monde), J. D. ’Okhai Ojeikere, Tam Fiofori ou Sunmi Smart-Cole. Aujourd’hui, la photographie reste plus que jamais une profession reconnue, de plus en plus féminisée, enseignée à l’université3, et, mieux encore, un moyen d’expression qui attire les vocations.

2001, le tournant. Si la scène photographique a toujours été dynamique au Nigeria et en particulier à Lagos, un tournant se produit en 2001 sous l’impulsion de quelques photographes comme Akinbode Akinbiyi (basé en Allemagne) et Don Barber, qui ont accompagné dans ses premiers pas une nouvelle génération qui s’organise bientôt en collectifs. Depth of Field (DOF) est le premier collectif à se former en décembre 2001, au lendemain de la biennale de Bamako. Certains de ses membres (dont Uche James-Iroha, pour n’en citer qu’un) se retrouvent aujourd’hui au premier rang des initiatives dédiées à la créativité photographique et à son rayonnement au Nigeria et au-delà.

Les choses vont s’accélérer en 2005, quand le Goethe-Institut de Lagos accueille des ateliers, la plupart animés par Akinbode Akinbiyi, qui débouchent sur la création d’un autre collectif de photographes déterminant, Black Box, dont seront issus plusieurs talents confirmés qui rayonnent aujourd’hui à l’international et transmettent à leur tour leur expérience (Andrew Esiebo, Abraham Oghobase, Charles Okereke, Uche Okpa-Iroha).

2007 est une autre année importante pour la photographie au Nigeria : outre le premier prix de la World Press Photo dans la catégorie « Spot News » (« actualité ») décerné pour la première fois à un photographe africain de l’Agence Reuters, le Lagosien Akintunde Akinleye, le Centre for Contemporary Art (CCA, Lagos) ouvre ses portes à Lagos et va dès ses débuts soutenir avec conviction la création photographique contemporaine. La même année, Bisi Silva, sa directrice dévouée, participe aux Rencontres africaines de la photographie à Bamako en tant que co-commissaire. Toujours prête à appuyer la relève d’où qu’elle vienne, elle assure, huit ans plus tard, la direction artistique de l’événement, qui se déroule du 31 octobre au 31 décembre 2015. Localisé à Yaba, non loin de l’Université de Lagos, le CCA, Lagos cherche à favoriser le développement d’une pensée critique chez les jeunes générations d’artistes et d’acteurs culturels en programmant des expositions, mais aussi des discussions, des séminaires et des ateliers.

2010, les choses s’accélèrent. En 2010, Bisi Silva met sur pied un programme de formation original, un atelier-résidence étalé sur trente jours, qui sera par la suite baptisé Àsìkò Art School4 et se déroulera chaque année dans une nouvelle capitale artistique africaine (Dakar en 2014, Maputo en 2015).

Très attachée à la construction d’un discours historique sur les pratiques photographiques et, de manière plus générale, artistiques de son pays (et de tout le continent), Bisi Silva a ces derniers mois également porté à bout de bras un magnifique projet de monographie conçu en toute indépendance sur le photographe nigérian J. D. ’Okhai Ojeikere, disparu en février 2014, et qui s’était distingué sur la scène internationale avec sa série sur les coiffures féminines5.

2010 est aussi l’année du lancement de LagosPhoto, premier festival de photographie d’envergure internationale au Nigeria, qui organise une « Summer School » en partenariat avec une école allemande, la Neue Schule für Fotografie de Berlin. Créé par l’African Artists’ Foundation (AAF, fondée en 2007) dont le directeur est Azu Nwagbogu, le festival LagosPhoto a lieu tous les mois d’octobre dans quelques espaces concentrés sur les îles Ikoyi et Victoria (quartiers aisés de la ville), comme l’Eko Hotel (QG de la manifestation) et quelques galeries d’art, entre autres Omenka et Art Twenty One. Parallèlement à ces initiatives qui donnent une certaine visibilité à la scène locale, un marché émerge, encore fragile, et les collectionneurs, qui achetaient jadis de la peinture, se tournent à présent vers la photographie, tout doucement. Mais c’est encore à l’extérieur du Nigeria que les artistes gagnent leur renommée.

Lagos, source première d’inspiration. Tous les photographes basés à Lagos ont cette ville dans la tête et dans les yeux. Impossible d’y échapper. Certains, en témoins du quotidien, tentent de saisir les travers de la ville, tout en les transcendant, comme Charles Okereke6, qui s’est fait connaître par ses séries Canal People et Unseen World, sur le microcosme onirique des rebuts. Dans la série Homecoming, il pose un regard à la fois préoccupé et décalé sur certains effets alarmants du surpeuplement ingérable dont souffre Lagos, ville qui attire chaque jour davantage de migrants persuadés d’y trouver un eldorado : emplois précaires, go-slow interminables, pollution…

Andrew Esiebo, quant à lui, renouvelle le genre documentaire à l’heure d’Instagram (réseau sur lequel il est très actif), en fixant son attention sur une société qui, bien que dysfonctionnelle, génère chaque jour des modèles de résilience, des héros invisibles, comme dans Who We Are, où il présente des membres de la communauté gaie dans leur espace de vie, en toute simplicité, pour faire taire les préjugés et mettre fin à la discrimination dont ils sont victimes. Dans ses dernières séries, comme Transition, il scrute sans relâche les transformations sociales, économiques, mais aussi urbanistiques qui s’opèrent à vive allure dans la ville la plus peuplée du continent.

Adolphus Opara se penche lui aussi sur le destin fragile de communautés marginalisées de Lagos qui, dans la série Shrinking Shores, subissent de plein fouet les effets de la mondialisation, dépendant d’un environnement toujours plus menacé, ici les abords de l’océan Atlantique. Et tout comme Esiebo, Opara photographie à la manière d’un storyteller, dans l’espoir d’éveiller les consciences.

D’autres photographes redessinent au moyen de la mise en scène le réel de Lagos pour mieux pointer ses problèmes. Ade Adekola poursuit, depuis son retour des États-Unis en 2005, une réflexion visuelle sur Lagos, parcourue quotidiennement par des millions d’anonymes, des femmes et des hommes qui se battent pour leur survie, qu’il transforme en « icônes » des temps modernes par un effet de solarisation et transpose dans des décors de cartes postales pris à l’Occident, dans une série intitulée Ethnoscapes – Icons as Transplants.

Issu du collectif Depth of Field et directeur de Photo.Garage7, Uche James-Iroha s’est quant à lui fait connaître à l’international avec sa série Fire, Flesh and Blood (2008), qui lui a valu d’être primé par la Fondation Prince Claus. Dans sa dernière série, Power and Powers, il interroge, dans des mises en scène survoltées et quasi apocalyptiques, au rendu noir et blanc contrasté rehaussé de quelques touches colorées, les liens nocifs qui existent entre les pouvoirs politiques et la (mauvaise) gestion de l’électricité au Nigeria.

Transcender le chaos extérieur et intérieur. Tous les photographes évoqués ici ont en commun la volonté de décrypter en images la planète Lagos et son chaos permanent. Pour y parvenir, certains se tournent vers la performance et l’autofiction.

Chriss Aghana Nwobu, membre fondateur du collectif Invisible Borders8, se définit lui-même comme un artiste expérimental, inclassable, touche-à-tout. Entre photographie de mode, portrait et reportage, il essaie de traduire émotionnellement ce qu’il capte du monde qui l’entoure. Dans la série Masked Burden (2012), il photographie des femmes aux âges et aux parcours différents, le visage couvert d’un masque facial blanc qui en se craquelant laisse émerger le poids des souffrances et des non-dits de toute une société.

Issu du collectif Black Box et directeur du Nlele Institute9, Uche Okpa-Iroha s’est d’abord fait connaître avec sa série Under Bridge Life, Grand Prix Seydou Keita 2009. Dans The Plantation Boy (2012), également Grand Prix Seydou Keita en 2015, l’artiste, passé à l’autofiction, s’approprie littéralement un chef-d’œuvre du cinéma mondial, Le Parrain (1972) de Francis Ford Coppola, dans lequel il se met en scène, dans une volonté affirmée de réécrire l’histoire du cinéma, mais aussi l’histoire tout court.

Depuis sa rencontre en 2012 avec l’artiste Delphine Fawundu (Brooklyn) dans le cadre de LagosPhoto, Adéola Olagunju a libéré sa créativité et produit des images par le truchement non seulement du médium photographique, mais aussi de la peinture et du collage sur papier. Membre d’Invisible Borders, elle s’est d’abord fait remarquer pour son travail performatif sur la ville (Resurgence: A Manifesto). Dans Beautiful Decay, série en cours, elle porte un regard réflexif sur l’éphémère, fascinée par la décrépitude des choses, en particulier ces rebuts dont regorgent les canaux d’évacuation de Lagos.

Abraham Oghobase (Black Box) a lui aussi fait de Lagos son terrain de performance, afin de souligner dans Untitled 2012, une série sélectionnée pour le Prix Pictet, le combat que tout un chacun mène dans cette ville pour préserver son espace vital… et commercial, en se livrant littéralement à une « guérilla du marketing », à en juger par les milliers de messages qui inondent les murs de Lagos de manière totalement anarchique.

Abraham Oghobase, par ailleurs membre du Nlele Institute, a été, en septembre 2015, co-commissaire avec le vidéaste Jude Anogwih de la première édition du Lagos OPEN RANGE, présenté au Goethe-Institut avec le soutien du CCA, Lagos. Parmi les artistes exposés lors de cet événement, Aderemi Adegbite s’est distingué avec une série intitulée Time-out, qui revisite sa propre histoire à travers la manipulation numérique d’archives photographiques familiales dans lesquelles il se met en scène par un effet de surimpression, comme pour mieux exorciser ses démons personnels.

Dans ce « laboratoire de l’impossible10 » qu’est Lagos, mégalopole à la vitalité incroyable où tout disparaît et renaît très vite, la photographie a un passé, un présent et surtout un avenir. Et si la compétition y est rude, la scène locale se développe et attire toujours plus de recrues fascinées par les possibilités infinies qu’offre le médium à l’ère numérique. À Lagos, la photographie fait toujours rêver11.

1 Fin mars 2015, les élections présidentielles se déroulaient dans la transparence, permettant à Muhammadu Buhari, ex-dictateur militaire de 1983 à 1985, de se faire élire démocratiquement.
2 Y. Ogunbiyi, dans son introduction à The Photography of Sunmi Smart-Cole, Lagos, Daily Times of Nigeria LTS, Ibadan, Bookcraft, 1991, p. xiii (article paru à l’origine dans The Guardian, 15 janvier 1984).
3 Les institutions universitaires (comme celles de Zaria ou de Nsukka) ou encore le Yaba College of Technology de Lagos et même le Nigerian Institute of Journalism n’ont jamais valorisé comme il se doit l’enseignement de la photographie, même si, bonne nouvelle, l’université de Port Harcourt envisage d’ouvrir prochainement une section en photographie baptisée du nom du premier photographe nigérian, Jonathan Adagogo Green (1873-1905), originaire de la région.
4 Voir le site web de l’école : http://www.asikoartschool.org/.
5 Bisi Silva (dir.), J. D. ’Okhai Ojeikere, Lagos, Centre for Contemporary Art, Lagos, 2014.
6 Charles Okereke a monté, en compagnie de son épouse, la poétesse Tobi Ilori, un projet à vocation pédagogique et écologique, l’Alexander Academy of Arts, Design and Alternative Methods. Implanté à Badagry, à une heure de route de la capitale économique, loin de la pollution et du stress, ce projet, qui est une invitation à décentraliser l’art, est entièrement financé (pour l’instant) avec des fonds personnels.
7 Uche James-Iroha a créé le Photo.Garage, conçu comme un espace d’échanges, ouvert à tous les photographes, amateurs et professionnels. Doté d’un studio avec imprimante numérique grand format, d’une résidence et d’une galerie, il sert aussi de lieu de rencontre, réputé pour ses débats passionnés sur la société et la politique.
8 Tout comme Uche Okpa-Iroha, Uche James-Iroha, Charles Okereke et Adéola Olagunju. Pour en savoir plus sur l’organisme Invisible Borders Trans-African Photographers, fondé par le photographe Emeka Okereke et présent à la 56e Biennale de Venise, visiter le lien : http://invisible-borders.com/.
9 Uche Okpa-Iroha est directeur du Nlele Institute, African Centre for Photography, organisme à but non lucratif qui a pour objectif de professionnaliser grâce à des programmes courts (de type atelier) ou plus longs (pouvant s’étaler sur une année) les nouvelles générations de photographes. Le Nlele Institute se bat actuellement avec le Goethe-Institut pour ouvrir à Lagos Island un espace indépendant de recherche et de création sur les cultures urbaines.
10 Pour reprendre le terme du journaliste Jean-Philippe Rémy dans Le Monde du 27 mars 2015.
11 Merci à tous celles et ceux qui m’ont ouvert les portes de Lagos, en particulier Andrew Esiebo et son frère Mamus, Taiye Idahor, Lucille Haddad, Charles Okereke et son épouse Tobi Olori, Jelili Atiku, Uche James-Iroha, Moïse Gomis, Abraham Oghobase, Adolphus Opara, sans oublier Bisi Silva.

 
Érika Nimis est photographe (ancienne élève de l’École nationale de la photographie d’Arles en France), historienne de l’Afrique, professeure associée au Département d’histoire de l’art de l’Université du Québec à Montréal. Elle est l’auteure de trois ouvrages sur l’histoire de la photographie en Afrique de l’Ouest (dont un tiré de sa thèse de doctorat : Photographes d’Afrique de l’Ouest. L’expérience yoruba, Paris, Karthala, 2005). Elle collabore activement à plusieurs revues et a fondé, avec Marian Nur Goni, un blog dédié à la photographie en Afrique : fotota.hypotheses.org/.

Sites de photographes :
www.abrahamoghobase.com/
adeolaolagunju.com/
aderemiadegbite.com/
www.adolphusopara.com/
www.andrewesiebo.com/
charles-okereke.blogspot.ca/
theplantationboy.blogspot.ca/
www.iconsofametropolis.com/

Sites Web en lien avec cet article :
www.ccalagos.org/
www.lagosphotofestival.com/
tniacp.org.ng/
www.goethe.de/ins/ng/de/lag.html?wt_sc=nigeria
www.art21lagos.com/
www.omenkagallery.com/
www.africanartists.org/

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