[Automne 2013]
Les images sont plus que jamais reliées à notre environnement physique, ouvrant littéralement de nouveaux espaces d’interactivité et des liens de connexion qui transforment notre expérience de la ville, ses formes sémiotiques, ses modes de rassemblement, de navigation virtuelle et de mouvements publics. Selon Valérie November, Eduardo Camacho-Hübner et Bruno Latour, « l’utilisation généralisée des cartes virtuelles sur écran, au lieu des cartes imprimées, a largement étendu la signification du mot navigation. » 1 Ces auteurs définissent les nouveaux environnements cartographiques en temps réel reposant sur la technologie GPS et identifient une nouvelle expérience de la territorialité dans les espaces urbains. En particulier, ils différencient les systèmes mimétiques et de navigation, expliquant l’importance de la notion de cartographie pour la construction du sens dans la cité. Ils soulignent la flexibilité des formes de navigation qui permettent aux usagers d’aller et de venir aisément entre les interfaces 2D et 3D, entre le détail local et la vue d’ensemble du territoire ou de la planète que nous offre Google Earth. Les écrans urbains, les appareils mobiles, la cartographie numérique, les médias ambiants et omniprésents de toutes sortes créent des écosystèmes où évoluent des communautés entières, offrant parallèlement des niches à des individualités distinctes. Ils créent également des strates de temporalités simultanées et des réseaux d’histoires qui coexistent en un même lieu.
Une nouvelle génération d’artistes utilise les technologies médiatiques pour explorer ces interfaces, ainsi que la signification de la trans-localité des espaces publics et des réseaux mobiles, configurations distinctes inscrites dans l’espace – ou souvent dans plusieurs espaces et plusieurs périodes à la fois. Comment ces pratiques artistiques amènent-elles de nouvelles formes d’art public et d’installations virtuelles in situ, tout en servant d’outil pour approfondir la communication et les formes d’art médiatique ?
Cette évolution de la cartographie au-delà des simples représentations bidimensionnelles vers des espaces construits, dynamiques et à strates multiples est abordée dans une prochaine exposition d’art public, Land/Slide: possible futures (du 21 septembre au 13 octobre 2013)2. Les organisateurs ont en effet invité trente artistes à travailler dans une variété de médiums (de la sculpture à la visualisation de données) pour transformer et repenser un village historique reconstitué au Markham Museum, près de Toronto. Les artistes doivent réinterpréter plus de trente maisons de pionniers construites entre 1820 et 1930 ainsi que huit mille artéfacts historiques, dans le contexte des changements climatiques et d’un monde en transition. Travaillant à l’aide de journaux intimes numérisés, de projections 3D, de réalité augmentée (RA) et d’autres médias, les participants proposent de nouveaux aperçus du passé et de nouvelles avenues pour notre usage du territoire (land).
C’est l’exemple d’un espace public contemporain qui utilise les musées et les archives, souvent perçus comme figés et sans vie, pour créer des temporalités dynamiques et simultanées, auxquelles le public est invité à participer. Cette approche des archives et des collections par l’animation fait écho à diverses explorations récentes en art contemporain. Par exemple, l’exposition inaugurale du Ryerson Image Centre en 2012, Archival Dialogues: Reading the Black Star Collection montée par Peggy Gale et Doina Popesku, invitait huit artistes à « jouer » avec cette collection. Avec TAUT, Michael Snow projette des photographies de scènes de foules (manifestations, émeutes et protestations) sur une salle de classe dont les tables et les bureaux sont enveloppés de papier blanc. Les mains gantées de blanc de l’artiste présentent les photographies une à une. L’image projetée est fragmentée par l’espace physique de la salle où elle se matérialise. Ainsi, les images figées de ces rassemblements, après avoir été soustraites aux regards pendant des années, sont réanimées par l’installation vidéo de l’artiste/archiviste qui nous les présente. De fait, ces images en mouvement constituent des événements pédagogiques où les archives sont activées au moyen de différentes interfaces numériques et physiques.
En avril 2013, les artistes David Colangelo et Patricio Davila proposaient une projection similaire, utilisant comme imposante toile de fond l’édifice des Archives publiques de l’Ontario, sur le campus de l’Université York. 30 moons many hands créaient l’illusion que des mains s’introduisaient dans le bâtiment, dont elles tiraient diverses images pour les soumettre à notre inspection. Les images qui en émergeaient racontaient l’histoire de l’aventurier canadien Douglas Carr : celui-ci a traversé l’Europe et l’Afrique en bicyclette à la fin des années 1930, et il a documenté par de nombreuses photographies et films ce voyage qui a duré « trente lunes », selon son expression. L’apparition de projecteurs à grande échelle et de la cartographie par images numériques, ainsi que l’évolution de la mission d’archiviste, qui valorise désormais l’accès aux images autant que leur conservation, encouragent la participation active du public à la relecture des artéfacts historiques.
C’est dans cet esprit d’ouverture que la directrice du Markham Museum a ouvert les archives du musée aux trente artistes de l’exposition Land/Slide. Les médiums numériques y tiendront un rôle central puisque l’ensemble du site sera mis en valeur par des projections, des parcours audio et une application RA qui donnera accès aux archives, incluant d’anciennes cartographies depuis longtemps disparues sous le nouvel espace (sub)urbain « niveau rue ». Cette nouvelle itération de l’espace urbain et de l’espace temporel s’articule autour de l’interface entre l’environnement construit, le spectateur et l’image. Les artistes canadiens Jennie Suddick et Camille Turner ont conçu une série de parcours audioguidés à travers Markam, que les visiteurs seront invités à télécharger sur leurs téléphones intelligents. Suddick s’intéresse aux différences générationnelles ; il a interviewé à la fois des habitants de longue date de Markham et la nouvelle génération sur leurs promenades préférées d’hier et d’aujourd’hui. Camille Turner conduit une recherche sur l’histoire des Noirs à Markham et le commerce des esclaves en Ontario ; ces récits seront répartis dans les vingt-cinq acres de terrain appartenant au musée. Le parcours sera relié à des marqueurs RA intégrés aux édifices et aux éléments géographiques du site. L’installation du cinéaste Philip Hoffman, évoquant ses années au sein de l’entreprise familiale Hoffman Meats à Kitchener (Ontario), se tiendra dans l’ancien abattoir situé sur le terrain du musée. Il présente une série de mini-projections que l’on pourra voir uniquement depuis l’extérieur du bâtiment, en regardant à travers des ouvertures dans les murs de planches, où se dissimulent ces scènes du passé. Les images réduites avec lesquelles Hoffman travaille sont réalisées grâce à des petits projecteurs fixés dans le bois, et des caméras miniatures comme la Go Pro, qui peuvent s’insérer dans les creux et fissures des bâtiments. Son installation raconte l’industrialisation massive de la production de viande au Canada, l’histoire cachée d’un carnage. L’échelle variable des images, tout comme les parcours audioguidés, témoigne de la flexibilité et de la mobilité apportées par les progrès en imagerie numérique et en projection.
En juillet 2012, Markham (ancienne commune de banlieue située à vingt minutes au nord de Toronto) devenait l’une des plus récentes villes du Canada, avec une population de plus de 300 000 habitants. Elle revendique le titre de capitale canadienne de la haute technologie, de nombreuses entreprises internationales étant installées dans le secteur, dont IBM, Motorola, Toshiba, Lucent, Honeywell et Apple. C’est aussi la municipalité canadienne dont la population est la plus diversifiée, puisque 65 % des résidants sont originaires du sud et de l’est de l’Asie (parmi lesquels beaucoup d’immigrants récents). Land/Slide s’intéresse à différentes interprétations de l’histoire, mais aussi aux diverses interprétations et mémoires du paysage que cette variété ethnique implique, et aux différentes perspectives de développement durable écologique et social qu’elle offre. Markham sert de terrain expérimental pour l’élaboration d’un échange communautaire et d’une réflexion critique sur l’usage futur du territoire dans les municipalités entourant Toronto. Quelle forme prendra le développement dans l’une des régions d’Amérique du Nord où la croissance est la plus rapide, et quelles conséquences aura-t-il sur notre perception commune de ce que le territoire signifie en termes de ressources alimentaires, d’écologie et la nature dans sa valeur intrinsèque ? Ces questions sont au centre de l’exposition.
Xu Tan, artiste chinois de renommée internationale, participe également à Land/Slide. Xu est en résidence depuis plusieurs mois à Markham, où il étudie la communauté chinoise. Dans le pavillon qu’il monte pour l’exposition figurent des membres de cette communauté – sosies d’Elvis, consultants en immigration, chefs et initiateurs d’organismes à but non lucratif assignés à aider les nouveaux arrivants à s’adapter à leur environnement. Le pavillon se démarquera par son architecture, afin de refléter la spécificité multiculturelle de Markham ; des entrevues audio et vidéo seront téléchargeables, grâce à l’application RA conçue pour l’exposition.
L’artiste numérique et programmateur Mark David Hosale collabore avec l’architecte de Los Angeles Jean-Michel Crettaz pour élaborer Quasar 4.0, une immense sculpture de son et lumière mesurant environ quatre-vingts pieds de long, qui sera placée dans le hall du musée, au centre de l’exposition. La sculpture se compose d’une variété d’éléments cristallins et de câbles à fibre optique, soutenus par une structure métallique complexe inspirée des boucles quantiques, et dont la forme générale rappelle celle d’une pieuvre. Ce dispositif avancé de systèmes composites mesure et analyse les informations provenant de trois sources différentes : la première est la chaleur corporelle émise par les visiteurs du musée, formant une base interactive qui active les dimensions sonores et colorées de la structure ; la seconde consiste en un ensemble d’observations et flux de données provenant de trois stations météorologiques situées dans l’Antarctique, recueillis principalement au cours de l’année précédant l’exposition ; la troisième rassemble des informations géologiques que les cartographes ont extraites d’une ceinture de verdure couvrant presque 1,8 million d’hectares dans le sud de l’Ontario, ce qui représente la plus vaste ceinture verte du monde et l’une des stratégies les plus novatrices pour combattre les effets des changements climatiques. Un triptyque d’écrans relié à la sculpture offrira un aperçu tangible du réseau de données (descriptions, cartes, photographies, visualisations) archivées et traitées par Quasar 4.0, où le passé et le futur se rencontrent.
De fait, cette exposition transforme le musée en un solide réseau, un lieu ouvert qui ne se contente plus de préserver le passé derrière des vitrines pour le montrer à des visiteurs passifs. Land/Slide: Possible Futures ouvrira un portail entre le passé et le futur, ménageant un espace pour de multiples interactions entre les cartographies réelles et virtuelles – depuis les éléments micrologiques et localisés des récits de migration et des voix indigènes, jusqu’aux visualisations cosmologiques des données géologiques qui nous parlent de notre planète en transition.
Traduit par Emmanuelle Bouet
1 Valérie November, Eduardo Camacho-Hübner et Bruno Latour, « Entering a Risky Territory: Space in the Age of Digital Navigation », Environment and Planning D: Society and Space, vol. 28, 2010, p. 586.2 www.landslide-possiblefutures.com
Janine Marchessault est titulaire d’une Chaire de recherche du Canada en art, médiums numériques et mondialisation à l’Université York de Toronto. Elle est directrice du Visible City Project à l’Université York, qui examine l’univers de l’art urbain au XXIe siècle. Elle est l’auteur de McLuhan: Cosmic Media (Sage, 2005) et co rédactrice de Fluild Screens, Expanded Cinema (UTP, 2007). En 2009, elle a monté en collaboration THE LEONA DRIVE PROJECT une exposition spécifiquement conçue pour six bungalows inoccupés des années 1940 situés à Willowdale, Ontario. Elle a également participé en tant que commissaire au projet monumental du Nathan Phillips Square, Museum for the end of the World, pour la Nuit Blanche 2012 à Toronto. Son dernier projet en cours est Land/Slide: Possible Futures, une exposition où plus de trente artistes issus de divers domaines proposeront des créations in situ sur l’avenir du territoire dans l’une des régions du Canada où la croissance est la plus rapide. Marchessault a récemment reçu une bourse de la Fondation Trudeau, qui souligne son apport en termes de recherche et de commissariat au domaine des arts publics et des cultures civiques.