Le Mois de la Photo à Montréal 2015, Qu’est-devenue la photographie à l’ère des technologies mobiles et des réseaux sociaux ? – Élène Tremblay

[Hiver 2016]

Par Élène Tremblay

La proposition du commissaire Joan Fontcuberta de réunir des artistes explorant la condition post-photographique pour cette édition du Mois de la Photo à Montréal est d’autant plus pertinente que, depuis la publication du livre The Reconfigured Eye par William J. Mitchell en 19921, nous sommes entrés de plain-pied dans une ère où, comme ce dernier l’avait souligné, non seulement le numérique a remis en question le statut de document de l’image photographique et la croyance en sa véracité, mais où il a également modifié ses modes de production et de réception. La production effrénée d’images amateurs produites sur cellulaire, leur partage immédiat dans Internet et les pratiques de la recherche d’images et du copier-coller ont des impacts qui sont encore aujourd’hui à investiguer. Cet état de fait correspond, comme le fait remarquer Fontcuberta, à une deuxième rupture ou révolution numérique, provoquée par l’apparition des réseaux sociaux et des technologies mobiles.

À l’ère du post-photographique, on consomme les images non plus sur papier, mais sur divers types d’écrans. L’image est électronique, lumineuse, vite remplacée par une autre dans un tourbillon d’images. Elles nous parviennent organisées non plus seulement selon l’auteur ou le thème, mais également selon nos habitudes de navigation, qui sont recueillies par les algorithmes des moteurs de recherche. Non seulement les photographies amateurs prolifèrent-elles, mais on assiste également à la création de nouveaux genres et pratiques ainsi qu’à la re-popularisation de genres anciens : l’autoportrait devenu selfie avec ses « duckfaces » répétés, le diaporama, le tourisme à distance au moyen de Google Street View et de Google Earth, la photographie de son plat au restaurant, la page nécrologique dans Facebook, etc.

Fontcuberta avance avec justesse que cette prolifération des images, leur production, publication et appropriation par tout un chacun, remet en question les notions d’oeuvre d’art et d’auteur tout comme l’autorité des « experts de l’image », critiques, commissaires et professeurs, tandis que les internautes créent leurs propres regroupements d’images dans Flickr, Instagram, Pinterest, Google, Facebook et YouTube. La proposition du commissaire explore toutes ces questions et nous renvoie, par effet de miroir, au monde des images que nous créons et consommons aujourd’hui. Les pratiques qu’il a réunies se distinguent pour la plupart par un travail de documentation et de collection d’images existant dans Internet qui rend compte, problématise et interroge ces nouveaux usages et formes de présentation de la photographie aujourd’hui.

Déjà, avec le postmodernisme, on avait observé une rupture avec l’originalité de l’œuvre, la notion d’auteur et l’intériorité du modernisme. L’appropriation, le pastiche, l’emprunt et la parodie figuraient parmi les stratégies principales adoptées par les artistes face à la marchandisation des images et des objets d’art. L’artiste postmoderne était non plus un producteur d’images originales, mais un commentateur critique d’images empruntées. L’artiste d’aujourd’hui, comme le public, est un navigateur dans une mer d’images mises en ligne. Internet devient son moyen d’accès au monde, et ses outils de recherche façonnent et orientent cet accès. Devant la très grande « appropriabilité2 » des contenus Web, l’emprunt fait maintenant partie des gestes les plus facilement exécutés par l’internaute.

Si plusieurs artistes de la biennale choisissent de reproduire dans une posture mimétique cette surabondance des images et leur circulation rapide en proposant une vision dystopique de cet état de fait, d’autres s’intéressent davantage à emprunter les manières de recevoir et d’organiser les images mises en place par les moteurs de recherche d’Internet, tout en se souciant de leur préservation et de l’accès à leur contenu. Ces dernières propositions sont, selon nous, les plus stimulantes. On pense ici au travail de Joachim Schmid, d’Erik Kessels, d’Adam Broomberg et Oliver Chanarin, de Roy Arden, de Sean Snyder et de Paul Wong ; ainsi que, pour leurs qualités ethnographiques, aux projets du collectif After Faceb00k et de Laia Abril.

Les premiers, travaillant par mimétisme, semblent tous faire le même constat : il y a un foisonnement, une surabondance des images. Si ce constat de surabondance est juste, il demeure par contre plutôt mince lorsque les artistes choisissent de s’y limiter. Ces images présentées en masse incommensurable, et parfois opaque, nous laissent à leur seuil, sans porte d’entrée vraiment significative. Ainsi, les centaines de vidéos assemblées par Christopher Baker sous la forme d’une grande multi-projection murale montrant des personnes qui s’adressent à leur webcam dans Hello World! or: How I Learned to Stop Listening and Love the Noise (2008) ne nous donnent pas accès au contenu de ces témoignages, la bande-son demeurant très avare à cet égard. Au même titre, l’assemblage par Hans Eijkelboom d’images de centaines de passants en fonction de similarités vestimentaires paraît léger, de même que les grilles d’images provenant d’Internet et organisées par similarités de Dina Kelberman, qui imitent, sans plus, le défilement du résultat d’une recherche d’images par un moteur de recherche.

Le deuxième groupe d’artistes ne se borne pas à effectuer un simple travail mimétique, il réfléchit à l’organisation et à la nature des images proposées par Internet à l’aide de stratégies de déplacement, de transfert vers d’autres formes et d’autres médiums. Chez Schmid, cela se fera par un retour vers les livres imprimés, chez Kessels, vers la carte postale et, chez Broomberg et Chanarin, vers le papier des pages de la Bible soulignées. Chez Roy Arden, ce sera par la création d’un diaporama accompagné de musique et, chez Wong, par celle d’animations graphiques rythmées. Chez Snyder, enfin, cela passera par un transfert vers des médiums multiples et, chez After Faceb00k, par l’installation.

Leur travail permet de reconnecter les fragments disséminés du monde dans la complexité et le foisonnement actuels tout en favorisant l’examen de leur contenu. Ainsi, l’organisation des images les plus triviales lors d’une recherche par mots-clés dans Internet se retrouve transférée de façon fort intéressante dans les quatre-vingt-seize petits livres de Joachim Schmid. Tel un collectionneur boulimique, un anthropologue visuel ironique, il recueille ses images sur des sites de partage de photos tels que Flickr, les ordonne et les redonne au public. Chaque livre de la collection Other People’s Photographs porte un titre décrivant les images qu’il contient : Black Bulls, Trophies, Airline Meals, Encounters, Food, Sunset, etc. – on devine ici un clin d’œil au célèbre livre Twenty-six Gasoline Stations (1963) d’Edward Ruscha. Ces thèmes révèlent les habitudes des photographes amateurs d’aujourd’hui et les sujets qu’ils prisent. Répartis par ordre alphabétique sur de longues tables, ces petits livres se présentent aux visiteurs comme une invitation à les consulter et à découvrir ce qui se cache sous leur jaquette grise uniforme. Le livre, aujourd’hui menacé par les tablettes et les liseuses, reprend ici toute sa valeur dans le plaisir évident que prennent les visiteurs à les feuilleter.

Avec All Yours, Erik Kessels effectue un travail similaire de collection et d’organisation d’images trouvées. Dans cette installation, des dizaines de présentoirs à cartes postales occupent toute une salle et lui confèrent l’apparence d’un magasin. Chaque présentoir réunit des images autour d’un même thème qui ont été glanées à gauche et à droite, dans des marchés aux puces : des femmes en maillot à la plage, des chiens dalmatiens, des coiffures, des chevreuils, etc. Très ludiques et gratifiants pour le visiteur, les projets de Kessels et de Schmid cohabitent de façon complémentaire.

L’assemblage par thèmes d’images hétéroclites se décline, dans The World as Will and Representation – Archive 2007 (2007) de Roy Arden, sous la forme d’un diaporama numérique sur petit écran qui se déroule au rythme régulier d’une musique d’ascenseur ponctuée par de brefs passages criards et répétitifs. Cette musique et la trivialité des images donnent un ton ironique à l’œuvre. Le rythme de défilement permet de distinguer chacune des 28 144 images édifiantes qui la constituent. On retrouve les racines d’un tel projet dans le diaporama à l’ancienne, qui est revisité par Janet Cardiff et George Bures Miller dans Road Trip, également présenté par le Mois de la Photo.

Quoique rapide, le rythme saccadé des multiples gifs animés réalisés par Paul Wong – ces petites animations qui tournent en boucle sur les sites Web – permet néanmoins la lecture de leur contenu varié : autoportraits, architectures, vues urbaines, couleurs, lignes, écrans. Il s’agit ici d’un travail d’appropriation créatif de la forme, propre au Web, du gif animé pour la réalisation d’œuvres originales qui documentent les parcours physiques de l’artiste dans la ville et ses parcours virtuels dans Internet. Leur assemblage en grappes, avec de courtes vidéos, produit un ensemble très chargé visuellement qui vient exciter le regard comme peut le faire le Web.

Broomberg et Chanarin effectuent pour leur part un travail allégorique où les photographies trouvées dialoguent avec des mots soulignés à la main dans la Bible – soulignement qui n’est pas sans rappeler celui des hyperliens –, un peu comme Bertolt Brecht l’avait fait dans sa version annotée. La violence du texte biblique associée à celles des hommes et de leurs institutions, représentée dans les photographies de catastrophes, de blessés de guerre, de pornographie et de pratiques d’humiliation, produit un vaste portrait des rapports de pouvoir d’hier à aujourd’hui. Alors que les catastrophes sont omniprésentes dans les médias et souvent récupérées par les discours religieux, les thèmes trouvés dans la Bible tels que ceux du péché, du désir et des grandes calamités infligées par Dieu à titre de punition collective sont actualisés dans leur mise en relation avec les images.

Cette posture critique et politique, traquant les dérives et glissements idéologiques, se développe de façon encore plus fouillée dans le travail d’analyse des médias, de leurs discours et des forces économiques qui les influencent effectué par Sean Snyder. Son œuvre Casio, Seiko, Sheraton, Toyota, Mars débusque la présence des marques et produits de consommation dans des contextes de guerres et de conflits récents et remet en question le rôle des photojournalistes, tandis que Aleatoric Collision (Sony Hacking Scandal) souligne le placement de produits effectué par Sony dans le film The Interview ainsi que les discours de paranoïa qui l’ont accompagné.

Dans un même registre, en reprenant des images des grandes manifestations et soulèvements populaires des dernières années, Dominique Blain fait émerger, des masses en mouvement et de l’anonymat de la foule, les visages d’individus animés par la colère et la passion.

C’est à partir d’Internet que le collectif After Faceb00k réalise un travail ethnographique avec son projet À la douce mémoire <3 en documentant une nouvelle coutume mortuaire à l’ère des réseaux sociaux, celle des pages Facebook commémoratives réalisées à la mémoire de personnes disparues – ou même d’animaux de compagnie. Au moyen de la capture d’écran, ils saisissent des pages où se retrouvent des images de cercueils, de fleurs, de tombes, de ballons et même parfois de cadavres – ce qui ravive la pratique de la photographie post-mortem du tournant du XXe siècle. L’espace numérique de conservation de ces pages est présenté comme un cimetière numérique, les serveurs devenant des stèles funéraires où sont enfouies des milliers d’images diffusées sur des écrans placés au plafond. Dans sa série Thinspiration, Laia Abril effectue quant à elle une incursion ethnographique dans le monde des anorexiques en recueillant leurs autoportraits décharnés publiés dans Internet.

Du côté du peu d’artistes de la biennale qui produisent encore des images originales – et cela est symptomatique de la condition post-photographique – deux d’entre eux, Andreas Rutkauskas et Leandro Berra, travaillent la comparaison entre des photographies de leur cru et des images produites soit par des logiciels ou encore par satellite. L’œuvre de Rutkauskas demande s’il est encore nécessaire de sortir de chez soi pour découvrir le monde quand Google Earth nous permet de visiter des lieux éloignés – une question qui se pose pour tous les artistes de cette biennale qui trouvent leurs images sur Internet. Virtually There compare les images des montagnes Rocheuses produites par Google Earth et celles que Rutkaukas a réalisées en se rendant sur les mêmes lieux. La comparaison est révélatrice, l’imagerie produite par Google Earth supprime des détails importants, réduit des reliefs accidentées à de simples lignes droites, des zones d’ombre à des masses sombres. À leur côté, les photographies de Rutkauskas apparaissent riches et détaillées.

La comparaison proposée par Berra révèle quant à elle le caractère approximatif des portraits-robots réalisés avec Faces, un logiciel utilisé par la police scientifique afin de reconstituer le visage de criminels entraperçus par des témoins. L’artiste détourne le logiciel vers un autre usage, celui de l’autoportrait. Ayant demandé à diverses personnes de reconstituer de mémoire leur propre visage et les ayant aussi photographiées, Berra juxtapose les deux types d’images. Des écarts importants entre la réalité et l’image de synthèse produite par le logiciel surgissent, et ce sont ces écarts – certes dus à la perception qu’ont les personnes d’elles-mêmes, mais également aux limites de l’outil – qui deviennent intéressants à observer. Dans le cas de Rutkauskas et de Berra, le caractère réducteur et grossier des représentations issues des logiciels et des satellites dont nous sommes prêts à nous accommoder devient visible dans sa mise en relation avec la précision photographique.

Une édition du Mois de la Photo qui, somme toute, fait progresser la réflexion sur l’état de la photographie aujourd’hui grâce au travail de son commissaire. L’élément central qui se dégage de l’ensemble des propositions est la transformation fondamentale du mode de saisie des images qui repose non plus sur la présence physique in situ d’un photographe, mais sur la navigation avertie d’un internaute. En conséquence, les gestes artistiques posés relèvent surtout de l’appropriation, de la collection, de l’organisation d’images trouvées et se réalisent dans des approches critiques, systémiques, allégoriques, ethnographiques qui établissent des liens significatifs pour le regardeur en lui offrant une vue d’ensemble favorable à une posture d’analyse et une réception critique.

1 William J. Mitchell, The Reconfigured Eye: Visual Truth in the Post-Photographic Era, Cambridge, Mass., MIT Press, 1992.
2 Voir André Gunthert, « L’œuvre d’art à l’ère de son appropriabilité numérique », Les carnets du BAL, no 2 (octobre 2011), p. 136-149 (en ligne : http://culturevisuelle.org/icones/2191).

 
Élène Tremblay est professeure adjointe au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal depuis 2011. Elle a obtenu une maîtrise en arts visuels de l’Université Concordia à Montréal en 1996 et un doctorat de l’Université du Québec à Montréal en études et pratiques des arts en 2010. Elle a publié, en 2013, L’insistance du regard sur le corps éprouvé. Pathos et contre-pathos, aux éditions Forum, Udine, Italie.

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