Lire Ciel variable : le magazine comme chantier d’histoire photographique – Zoë Tousignant

par Zoë Tousignant

Je lis Ciel variable depuis 1996. Son rédacteur en chef, Jacques Doyon, m’a récemment demandé d’écrire un essai pour la section Archives du site Internet, qui démontrerait « l’importance du magazine comme médium et espace d’exploration pour la photographie. » J’ai donc relu tout Ciel variable en quelques semaines, depuis le numéro 1 jusqu’au numéro 99. Ayant déjà effectué cet exercice avec d’autres périodiques, je savais que ce processus de recherche pouvait m’offrir une nouvelle perspective sur la revue – un panorama de sa personnalité et son histoire, permettant de distinguer les motifs récurrents et les mutations de son évolution. Cette lecture méthodique s’oppose à la nature essentiellement éphémère des magazines, conçus pour refléter des moments particuliers dans le temps. Une revue fonctionne principalement au présent : les sujets et les événements proposés à la réflexion des lecteurs sont liés à leur actualité. Mais une lecture globale révèle la dimension historique de ces énoncés contemporains.

Les magazines insèrent régulièrement dans leurs pages ce que j’appelle des « signes d’auto-perception », où l’identité et la mission de la revue se trouvent réitérés. Face à la menace constante de leur dissolution, les magazines semblent avoir besoin de justifier leur existence de temps à autre. (L’économie du périodique, comme le périodique lui-même, est bâtie sur un sol mouvant.) Or chaque justification diffère légèrement de la précédente, si bien que leur succession illustre l’évolution du magazine. La page éditoriale est un lieu privilégié pour ce type de déclaration, mais on peut aussi en repérer dans la liste des contributeurs, la table des matières, les offres d’abonnement – et jusqu’au nom de la revue, car les magazines changent fréquemment de titre et de sous-titre. Le contenu proprement dit recèle également des autodéfinitions moins manifestes, via les textes et les images que le périodique choisit de publier parmi une multitude de possibilités.

La lecture complète de Ciel variable depuis ses débuts fait émerger au fil des numéros une position qui se réaffirme à mesure qu’elle évolue, portant sur la nature de la photographie comme forme artistique, et sur le rôle du magazine comme vecteur de celle-ci. En l’absence de soutien financier suivi à la publication locale d’ouvrages photographiques, les 99 premiers numéros de Ciel variable, parus entre 1986 et 2015, offrent un compte-rendu de presque trente ans de pratique photographique au Québec et au Canada, un document complet (et unique) de l’histoire photographique en train de se créer. Au risque de simplifier à l’excès le travail de nombreux intervenants, on peut discerner un changement qualitatif à mi-parcours de ces trois décennies de publication. C’est aux alentours de l’an 2000 que le magazine cesse d’être un simple outil de diffusion pour devenir un médium de création, transformation qui reflète à la fois l’évolution des institutions locales et celle de la photographie au niveau international.

Le magazine comme outil de diffusion
Durant les quinze premières années de Ciel variable, la revue s’apparentait à un champ de bataille où l’on défendait résolument la reconnaissance de la pratique photographique québécoise et canadienne, et celle de son histoire. Cofondée par Marcel Blouin et Hélène Monette, elle s’attachait dans un premier temps à mettre en lumière diverses causes sociales par le biais de textes et photographies documentaires. Chaque numéro explorait ainsi un thème donné, tel que la culture, la famille, la cité ou le pouvoir. La publication de portfolios élaborés fut mise en place au numéro 20 (Automne 1992). Auparavant, les contributeurs étaient nombreux et chaque image agissait comme une déclaration isolée, constituée d’un seul mot.

Une conception du magazine comme agent d’histoire photographique se dessine dès le numéro 9 (septembre 1989), qui commémore le 150e anniversaire de la naissance de la photographie. Cet automne-là marque également la première édition du Mois de la photo à Montréal, un événement annoncé dans la revue par une publicité pleine page qui proclame : « Septembre 1989, un grand moment d’effervescence photographique d’une ampleur jamais vue à Montréal ». La publicité est illustrée par une photographie du 4060 boulevard Saint-Laurent, quartier général de Vox Populi.1 Cet organisme – qui a créé le Mois de la Photo, la Galerie VOX, et Ciel variable – a eu un impact considérable sur l’institutionnalisation de la photographie au Québec. Galvanisés par la conscience historique et l’esprit de célébration que le cent cinquantième anniversaire du médium suscitait partout dans le monde, les membres de Vox Populi s’étaient donné une mission décisive : diversifier les modes de diffusion pour la photographie québécoise et canadienne. La tactique choisie ? Attaquer sur tous les fronts. Et l’organe éditorial de l’organisme était Ciel variable.

Le rôle clé de Ciel variable dans la construction de notre histoire photographique devait être renforcé au cours des années suivantes, notamment lorsque les portfolios de photographes devinrent l’élément central du magazine. Dans le numéro 21 (Hiver 1992), Blouin, qui co-éditait alors le magazine avec Robert Legendre, rappelait qu’il était « important et nécessaire de diversifier les moyens de diffusion » et réitérait « l’importance de l’imprimé, d’une trace (trace de la trace photographique) ».2 Malgré de sérieuses difficultés financières, dues aux coupures budgétaires successives entraînées par la récession des années 1990, Legendre pouvait encore affirmer, dans le numéro 29 (Hiver 1994) : « À long terme, nous croyons en venir à mettre sur pied une anthologie de la photographie québécoise et canadienne qui puisse donner un aperçu aussi juste que possible de la production photographique contemporaine de ce pays, et ce, dans la mesure de nos maigres moyens ».3

Tandis que le magazine, le Mois de la Photo et la Galerie VOX continuaient leur route sans faiblir (et devenaient par la suite des institutions autonomes), d’autres modes de diffusion s’ajoutèrent au programme. Le lancement du Musée virtuel de la photographie québécoise, une base de données disponible sur CD-ROM produite par Vox Populi, est publicisé dans le numéro 32 (automne 1995), parallèlement à une exposition proposée dans le cadre du Mois de la photo par les Productions Ciel Variable, consacrée aux magazines de photographie : « l’exposition qu’on peut consulter ». Le même numéro comprend un essai de Marie-Josée Jean qui commentait une conférence à venir, investiguant la présence de la photographie dans les collections muséales canadiennes.4 Le but (et le résultat) d’un tel déploiement de moyens d’expression pour la photographie était d’entraîner l’institutionnalisation progressive, rhizomatique du médium. Cette stratégie était fondée sur la conviction que la vitalité de la culture photographique locale doit être soutenue par des institutions propres à ce médium. C’est du moins ainsi que Jean abordait le problème ; elle posait dans son article ces questions brûlantes : « Devons-nous considérer la photographie pour ses qualités spécifiques, ou devons-nous appréhender ce médium à la lumière de son éclectisme ? … Devons-nous créer au Québec une nouvelle institution pour accueillir la production photographique québécoise ? »5 À cette dernière question, le rédacteur en chef Frank Michel répondit implicitement par l’affirmative quelques années plus tard. En déplorant dans le numéro 41 (Hiver 1997-1998) la récente suppression du poste de Conservateur de la photographie au Musée du Québec, qui révélait selon lui le manque de reconnaissance de la photographie au sein des institutions québécoises, Michel plaidait avec indignation : « Comment nos musées peuvent-ils faire aussi peu de cas de la photographie, qui occupe pourtant une place prépondérante en art contemporain et en art moderne ? »6

Le ton devait devenir plus optimiste vers les derniers mois du siècle, lorsque le magazine proposa un panorama de l’art photographique produit – et diffusé par Ciel Variable – depuis les années 1980. Si la lutte n’était pas encore gagnée au niveau institutionnel, il devenait évident que la photographie occupait une place significative dans la pratique artistique contemporaine. Le dernier numéro du millénaire (numéro 48, automne 1999) incluait des essais de Martha Langford et Mona Hakim sur la photographie québécoise des années 1990, qui ne laissaient plus aucun doute sur l’importance du médium en art contemporain.

Le magazine comme médium de création
L’an 2000 marque l’autonomie de Ciel variable en tant qu’institution, l’arrivée de Jacques Doyon au poste de rédacteur en chef, et un éloignement progressif d’une conception de la revue comme simple « véhicule » du médium. Si durant ses quinze premières années Ciel variable constituait un moyen parmi d’autres de diffuser et promouvoir la photographie, les quinze années suivantes ont montré que le magazine reconnaissait son impact sur l’histoire photographique qu’il contribue lui-même à écrire. La conscience historique amenée par le nouveau millénaire (rappelant celle qui accompagnait le 150e anniversaire de la photographie) semble avoir renforcé chez les producteurs du magazine l’intuition du rôle constructif que pouvait jouer Ciel variable. Au lieu d’être conçu comme une anthologie de la pratique photographique contemporaine – autrement dit une représentation de quelque chose qui existe à l’extérieur de la revue – Ciel variable est devenu un espace où l’histoire s’écrit d’elle-même.

À ce nouvel état d’esprit s’ajoute une définition élargie de la photographie : reflétant en cela une évolution internationale (à la fois en études photographiques et en art), et peut-être en écho aux réflexions de Marie-Josée Jean sur l’éclectisme du médium, la revue publie désormais un contenu qui déborde du simple registre de la photographie, pour y inclure l’imagerie numérique et multimédia, les objets vernaculaires, les pratiques d’archivage et de collection. Un intérêt pour les archives se fait jour dès le numéro 59 (Novembre 2002), qui présente divers portfolios en lien avec le sujet, ainsi qu’un article d’Anne Bénichou sur l’esthétique de l’archive en art contemporain. Depuis le tournant du siècle, les images de Ciel variable elles-mêmes révèlent une forme de conscience historique à l’œuvre dans le magazine. Le début des années 2000 constitue également un moment charnière si l’on considère l’impact de l’image photographique et vidéo sur notre expérience des événements survenus le 11 septembre 2001, une question que Jacques Doyon évoque dans l’éditorial, intitulé « L’image sidérante », du numéro 55 (automne 2001)7. Depuis lors, l’idée que l’histoire se dévoile sous nos yeux est presque devenue un lieu commun.

Le vingtième anniversaire de Ciel variable fut célébré en deux numéros : 77 (Hiver 2007) et 78 (Printemps 2008). Ici, la revue affiche ouvertement la conscience de sa mission, puisque l’un des éléments de cette célébration était la reproduction de toutes les couvertures publiées jusqu’alors, du numéro 1 au numéro 76. Reproduire le magazine dans les pages du magazine est une pratique relativement courante dans l’univers du périodique, mais il est rare que les lecteurs se voient offrir un panorama aussi exhaustif et étalé dans le temps. Cet acte commémoratif, accompagné d’un bref historique et d’une liste de tous les artistes et auteurs ayant collaboré à la revue, illustrait avec éloquence l’apport de Ciel variable et son rôle déterminant dans la création de l’histoire photographique – à la fois en tant qu’objet visuel et physique.

L’existence du magazine comme objet fut particulièrement mise en évidence avec le numéro 83 (automne 2009 – hiver 2010), intitulé « Médium : Magazines », consacré à l’utilisation du périodique par divers artistes, en l’occurrence Hans-Peter Feldmann, Christian Boltanski, Michael Snow et Ron Terada. Le magazine était considéré ici comme un matériau pour l’expression artistique, mais le numéro abordait également l’art de fabriquer une revue. Les lecteurs devenaient ainsi, à leur tour, conscients du magazine en tant que médium et de son impact, par ses choix et sa mise en page, sur notre perception de l’image photographique. Jacques Doyon écrivait ainsi dans son éditorial : « Plus qu’un simple espace de présentation, le magazine est un lieu d’énonciation pour l’image ».8 C’est précisément ce que Ciel variable représente depuis ses débuts pour l’histoire de la photographie au Québec et au Canada : un lieu d’énonciation.

L’essai que vous venez de lire m’a été commandé pour la section Archives du site Internet de Ciel variable. N’est-il pas paradoxal que la « Toile », considérée comme le plus éphémère des médias contemporains, « héberge » un article sur l’importance historique d’un magazine imprimé ? Tout à fait, et c’est bien là que nous en sommes. Les périodiques sont exposés à un risque permanent de dissolution qu’Internet amplifie encore. D’un autre côté, ce danger très réel a certainement contribué à la récente réévaluation de la culture imprimée parmi les chercheurs. Souligner la mission et l’histoire du magazine s’avère donc particulièrement pertinent.
Traduit par Emmanuelle Bouet

1 Publicité pour Le Mois de la Photo à Montréal (1ère édition), Ciel Variable 9 (Septembre 1989), p. 63.
2 Marcel Blouin, « Éditorial », CVphoto 21 (Hiver 1992), p. 5. Blouin fit partie du magazine entre 1985 et 1998, notamment en tant que corédacteur de 1992 à 1996.
3 Robert Legendre, « Éditorial », CVphoto 29 (Hiver 1994), p. 4. Legendre fut corédacteur du magazine de 1992 à 1996.
4 Marie-Josée Jean participa à la production de Ciel variable de 1995 à 1999.
5 Marie-Josée Jean, « La présence des photographies dans les collections des musées. Spécificité d’un médium… d’une culture/The Presence of Photography in Museum Collections: The Specificity of a Medium – and of a Culture », supplément spécial, CVphoto 32 (Hiver 1995), p. 27. La conférence annoncée par Jean fut par la suite décriée par Sylvain Campeau dans un compte-rendu intitulé « Le silence des agneaux ». Voir CVphoto 34 (hiver 1996), pp. 5, 32.
6 Franck Michel, « Éditorial », CVphoto 41 (Hiver 1997-1998), p. 4. Franck Michel fut rédacteur en chef de la revue de 1996 à 1999.
7 Jacques Doyon, « L’image sidérante/The Shattering Image», Ciel variable 55 (Automne 2001), p. 3.
8 Jacques Doyon, « L’espace du magazine/The Space of the Magazine », Ciel variable 83 (Automne 2009 – Hiver 2010), p. 3.

Zoë Tousignant est historienne de la photographie et commissaire indépendante. Elle s’intéresse notamment à la diffusion de la culture photographique au Canada, tant au passé qu’au présent, et contribue régulièrement à Ciel variable depuis 2008. Elle vit à Montréal.

 
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