Loin des Yeux – Daniel Fiset

[Hiver 2017]

Optica, centre d’art contemporain, Montréal
Du 16 avril au 11 juin 2016

Par Daniel Fiset

Avec Loin des yeux, montée à Optica le printemps dernier, la commissaire Claire Moeder a présenté un projet d’une cohérence remarquable, exposant avec sobriété et intelligence le travail d’artistes locaux et étrangers qui ont abordé les seuils de la visibilité dans leur pratique. Le choix judicieux des artistes ainsi que le placement des oeuvres dans les deux espaces du centre d’artistes ont contribué à créer une unité conceptuelle et formelle redoutablement efficace, donnant aux visiteurs matière à réflexion sur l’ambiguïté de la représentation en régime contemporain.

L’expérience de Le masque et le miroir de Julien Discrit est symptomatique de l’effet de l’exposition sur le regardeur, que Moeder désigne dans le texte d’introduction comme une « frustration latente1 ». Cherchant à discerner un mot imprimé sur papier et encadré sous verre dépoli, on se voit forcé d’effectuer un va-et-vient constant avec l’objet afin d’y tenter une lecture. L’exposition invite sans cesse au mouvement : mouvement de l’oeil qui balaie la surface des oeuvres à la recherche d’indices, mais également mouvement du corps qui fait se dévoiler certaines des oeuvres de l’exposition. Dans Ashes, Claire Hannicq fait littéralement renaître l’image de ses cendres par le mouvement. Un rectangle blanc de contreplaqué, appuyé contre un mur et fortement éclairé, vient se refléter dans un tirage photographique sous verre montrant des cendres, placé juste devant la forme rectangulaire. Par son déplacement dans l’espace, le regardeur contrôle l’apparition spectrale de l’image.

La photographie occupe une place de choix dans la réflexion de Moeder sur l’oscillation entre visibilité et invisibilité. Les particularités matérielles et techniques des procédés photographiques argentiques participent parfois à la création d’archives qui résistent au regard, laissant l’image évanescente disparaître à tout jamais sur la surface photosensible. C’est le cas de Subconscious Travelling d’Anouk Kruithof, qui propose un drôle de voyeurisme, alors que le regardeur est invité à scruter une pléthore d’images rectangulaires presque entièrement noires. Les images sont le résultat d’une rephotographie d’un album trouvé par l’artiste, qui invite à une métaréflexion sur la perte et l’inaccessibilité.

Deux autres œuvres de Julien Discrit proposaient une réflexion sur la capture de la lumière, en restituant le processus photographique par des dispositifs autres, invitant à réfléchir la photographie en dehors de son dispositif traditionnel. Brighter than a thousand suns laisse voir une paire de mains transformée en une sorte de camera obscura, la lumière vive faisant refléter le rouge du sang qui y circule. Décalques, un système de projection lumineuse créé par Discrit, s’activait aux dix-sept minutes dans la grande salle d’exposition. Ce système reconstituait la qualité particulière d’une lumière à un moment (le 27 juillet 2015 à 19 h 58) et dans un espace (les abords du pont Jacques-Cartier) précis, encodant et représentant les conditions lumineuses de la même manière qu’une photographie peut le faire.

La vidéo est un autre médium de prédilection pour les artistes sélectionnés : une stratégie privilégiée chez les exposants consistait à retourner la vidéo contre la lumière, produisant des images qui sont littéralement éblouissantes. Dans la lumière d’Alana Riley, présentée sur un moniteur, fabrique une quasi-abstraction alors qu’une caméra numérique arrive à peine à contenir la lumière lors d’une présentation promotionnelle d’Harley-Davidson. Les animations de Jacinthe Lessard-L. montrent en plan rapproché l’objectif d’un appareil photo, devenu le sujet même de la représentation. On remarque alors une quantité de petites poussières logées sur l’objectif, sorte d’abstractions indicielles.

La réserve du musée, espace inac­cessible à la plupart d’entre nous, devient dans l’œuvre textuelle de Pétrel | Roumagnac le théâtre d’une invisibilité perpétuelle, alors que les prises de vues de l’espace et les objets manipulés par les techniciens devant les artistes ne sont jamais visuellement représentés, toujours décrits. Le duo d’artistes présentait également Réserves #2, une œuvre évolutive accompagnée d’un « protocole de réactivation[2] » : tour à tour, la commissaire ou un des artistes du duo se chargeait de transformer l’œuvre, constitué d’un amoncèlement de matériaux hétéroclites, et de la déplacer dans l’exposition. L’activation est également au cœur d’une autre œuvre de Claire Hannicq, Les disparaissants, qui consiste en un site Web créé par l’artiste qui, à l’aide d’un code imprimé sur une pile de papiers placée dans la salle d’exposition, révèle une image unique au visiteur.

Alors que le regardeur, appelé à devenir activateur de certaines des œuvres, était une présence constante dans Loin des yeux, l’exposition se déploie dans une quasi-invisibilité du sujet en représentation, lui substituant plutôt la réactivation ou la monstration d’expériences de visibilité. Il semble que la commissaire n’ait pas choisi d’aborder directement la dimension proprement politique du brouillage entre visible et invisible. Pourtant, il s’agit d’une autre question qu’il aurait été intéressant d’aborder dans l’exposition. Sara Ahmed, empruntant aux théories de Frantz Fanon, décrit dans un article de 2007 l’expérience du corps non blanc comme étant pris dans une tension entre invisibilité et hyper-visibilité[3]. Le corps mar­ginalisé est pris dans cette dialectique, alors qu’on lui impose de se fondre dans le décor et que, paradoxalement, ce décor dans lequel il tente de se fondre le fait détonner.

Il est alors possible de distinguer une invisibilité qui serait le privilège de l’intention (artistique ou autre) d’une invisibilité qui serait une imposition normative ou sociale. Le mérite de Loin des yeux réside dans ces questions qui restent après la visite et qui resituent l’effet politique de la réflexion de la commissaire et des artistes choisis. L’invisibilité est-elle nécessairement une utopie irréalisable ? N’impose-t-elle pas toujours une forme de visibilité ? Peut-elle être un choix assumé ou est-elle nécessairement imposée ? Le choix de s’effacer de l’image est-il un privilège ? Si oui, à qui est-il réservé ?

1 Claire Moeder, « Loin des yeux », texte de présentation de l’exposition, Montréal, Optica, 2016.
2 Ibid.
3 Sara Ahmed, « A Phenomenology of Whiteness », Feminist Theory, vol. 8, no 2 (2007), p. 149-168.

 

Daniel Fiset est historien de l’art, éducateur et commissaire. Actuellement doctorant en histoire de l’art à l’Université de Montréal, il mène des recherches sur les liens entre la photographie d’art actuel et les pratiques amateures en régime numérique, ainsi que sur la photographie comme pratique technologique.

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