Magazines photographiques canadiens, 1970–1990. Reconsidération d’une histoire de la photographie imprimée – Zoë Tousignant

Nous réimprimons ici un essai écrit pour l’exposition que Zoë Tousignant a organisée et présentée à Artexte du 8 septembre au 5 novembre 2016. Cette exposition s’insère dans un projet de recherche à long terme de la commissaire, portant sur les relations historiques de la photographie et du document imprimé au Canada. Tous les documents présentés dans l’exposition et mentionnés dans l’essai proviennent de la collection d’Artexte. Une chronologie identifiant les moments importants de l’institutionnalisation de la photographie contemporaine au Canada a été créée pour l’exposition et peut être consultée sur le site d’Artexte [artexte.ca] en complément de l’essai.

 

Par Zoë Tousignant

La photographie artistique canadienne n’est pas née dans les années 1970. Il existe de nombreux exemples d’utilisation au pays de la photographie comme forme d’expression, tant par des professionnels que des amateurs, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe1. À travers des expositions, des salons, des livres et des périodiques, les artistes et autres praticiens ont à la fois pris connaissance et contribué à l’évolution de l’esthétique photographique qui avait cours à l’échelle internationale. Cependant, la période 1970-1990 s’est avérée particulièrement féconde au Canada, avec la création d’un grand nombre d’institutions vouées à la photographie et l’émergence d’un discours sur la photographie contemporaine.

Ce processus d’institutionnalisation, mais également simplement de popularisation du médium, sont des phénomènes qui avaient vu le jour graduellement au cours des années 1960, principalement grâce aux activités du Service de la photographie de l’Office national du film du Canada (SP/ONF) qui, de 1960 à 1980, a été dirigé par Lorraine Monk. L’organisation régulière d’expositions itinérantes, l’acquisition de photographies contemporaines et la publication de livres photographiques par le SP/ONF se sont intensifiées à l’approche des célébrations du centenaire en 19672. Servant à la fois d’inspiration et de contre-modèle pour les futures institutions axées sur la photographie, le SP/ONF a joué un rôle déterminant dans la définition même d’une « photographie canadienne ». Alors qu’approchait la fin des années 1960, les signes des limites d’une telle dénomination générale ont commencé à teinter le débat, avec des distinctions régionales comme « photographie québécoise » ou « photographie de l’Ouest canadien » de plus en plus ouvertement revendiquées.

Les années 1970 et 1980 ont vu l’apparition d’une multitude d’entités tournant autour de l’activité photographique, avec notamment des galeries commerciales, des centres d’artistes autogérés (ou des galeries parallèles), des associations et des groupes, des collections muséales et des périodiques. Beaucoup n’ont pas survécu au-delà des années 1980, et celles qui y sont parvenues l’ont fait avec des mandats légèrement adaptés, plus larges, ce qui renforce l’idée que ces deux décennies ont été un âge d’or en soi pour la pratique de la photographie au Canada. C’était une époque où régnait un assez large consensus quant à la nécessité pour la photographie d’avoir ses propres institutions pour pouvoir prospérer.

Plusieurs magazines photographiques ont vu le jour dans les années 1970 et 1980 en tant qu’espaces dédiés exclusivement à l’exploration de la photographie comme forme de création…
Plusieurs magazines photographiques ont vu le jour dans les années 1970 et 1980 en tant qu’espaces dédiés exclusivement à l’exploration de la photographie comme forme de création. Vus dans une perspective actuelle, ils peuvent être perçus comme une des composantes centrales de la construction d’un champ photographique3. Ces objets imprimés ont contribué à la diffusion et à l’actualisation de l’expression et du discours photographiques et, pour cela, sont aujourd’hui essentiels pour retracer le développement particulier de la photographie contemporaine au Canada.

Un survol des magazines photographiques publiés entre 1970 et 1990 permet de constater qu’il en existait deux catégories, à la fois distinctes et complémentaires : ceux qui laissaient presque toute la place à l’image et ceux qui privilégiaient le texte. Dans la première catégorie, on trouve Image Nation (Toronto, 1970-1982), Impressions (Toronto, 1970-1983) et de nombreux numéros d’OVO (Montréal, 1970-1987)4. Le peu de texte dans ces publications (qui se résumait souvent à une courte introduction des rédacteurs ou, dans le cas d’OVO, à des articles et poèmes occasionnels) reflète une « suspicion » envers le mot qui était courante à l’époque, ou sans nul doute l’idée que l’image photographique, comprise en tant que langage visuel universel, pouvait et devait avoir la possibilité de s’exprimer par elle-même5. Le but premier de ces magazines, peut-on penser, était le partage de photographies créatives (ou non commerciales) avec un lectorat spécialisé.

Ce premier genre est un hybride intéressant, car il emprunte de nombreuses caractéristiques du livre photographique et, à mon avis, d’un style plus ancien de magazine illustré extrêmement populaire entre 1930 et 1960. Des numéros d’Image Nation et Impressions, en particulier, jouaient souvent le double rôle de magazine et de livre, ou même de catalogue. Un bon exemple est le numéro 6/7 d’Impressions (1973), qui reproduisait le livre photographique créée à partir de la série de John Max, Open Passport, et qui a servi à documenter l’exposition organisée par le SP/ONF en 19726. On en trouve un autre avec le projet Murder Research, de Kenneth Fletcher et Paul Wong, présenté à l’origine en 1977 en tant qu’exposition et performance au centre d’artistes autogéré Western Front de Vancouver, et publié sous forme de livre d’artiste pour le numéro 21 d’Image Nation (hiver 1980)7. En l’absence dans ce pays d’une industrie établie de la publication de livres de photographie ou d’art, ces périodiques constituaient parfois les seules traces permanentes d’importants projets artistiques.

De telles oeuvres autonomes, d’un seul auteur, côtoyaient une stratégie beaucoup plus répandue dans les revues axées sur l’image : la combinaison harmonieuse d’un grand nombre de photographies individuelles traitant d’un thème en particulier. Le point de vue éditorial affirmé qui caractérise ces numéros thématiques les rapproche des publications illustrées de plus tôt au XXe siècle (comme le magazine américain Life, Vu en France ou encore La Revue populaire au Québec), concoctées par la main experte d’un directeur photo. Même quand plusieurs images d’un même photographe étaient regroupées pour construire une thématique (tel un essai photo dans un magazine illustré), leur agencement n’était pas déterminé par leur auteur, mais bien par le directeur photo8. Image Nation et OVO étaient de grands partisans de cette approche, réunissant une diversité d’images autour de sujets comme « Photographs by Women About Women » [Photographies de femmes prises par des femmes], « Montreal Photographers » [Photographes montréalais], « Punk Rock in T.O. » [Le punk rock à Toronto], « Femmes photographes », « L’autoportrait » et « Les vitrines »9.

Le second genre de magazine photographique contribue à éclairer en grande partie ce qui reste tu par le premier. Des publications telles que Photo Communiqué (Toronto, 1979-1988), BlackFlash (Saskatoon, 1984-) et Ciel variable (Montréal, 1986-) avaient pour objectif d’être un forum où les membres de la communauté photographique en essor pourraient établir un dialogue et développer le discours de la pratique photographique contemporaine au Canada. Pourtant, malgré les signes, particulièrement visibles dans les pages de Photo Communiqué, que le public cible était pancanadien, chacun de ces magazines était ancré dans une collectivité ou une région déterminée10.

On trouve des précurseurs évidents de ce type de périodique dans des bulletins d’information propres à une communauté ou à une institution, avec le regroupement dans un même espace de nouvelles et événements d’intérêt local. BlackFlash, par exemple, publié d’abord par The Photographers Gallery, à Saskatoon, est né des publications internes antérieures de la coopérative, Exchange: The Photographers Almanac (1975-1976) et The Photographers Gallery (1983). Mais cette catégorie peut également être reliée à la revue d’art, genre émergent vers lequel BlackFlash comme Ciel variable se tourneront au cours des années 1990. À l’instar de publications comme Parachute (Montréal, 1975-2006) et Vanguard (Vancouver, 1972-1989), ce second type de magazine photographique se vouait à la mise sur pied d’un espace critique à propos de l’art contemporain, mais avec la photographie comme élément central.

Un des débats majeurs de la sphère photographique durant les années 1970 et 1980, présent dans l’ensemble des magazines, est celui concernant la différence entre la photographie produite par des photographes et celle produite par les artistes. Avec l’usage de plus en plus fréquent de l’appareil photo par les artistes conceptuels, et la reconnaissance du travail de ces artistes par les institutions artistiques régionales et nationales, une fracture s’est créée entre le photographe dont le cadre de référence était l’histoire de l’art et celui qui se réclamait de la tradition spécifiquement photographique11. Au coeur des discussions, il y avait ce désir de définir la photographie d’art, de se l’approprier, au moment même où elle connaissait une consécration institutionnelle et théorique. Les comptes rendus d’exposition, et les lettres en réaction, sont devenus un lieu privilégié du débat, souvent sur un ton tranché. On en a un bon exemple avec la critique écrite par Tom Gore, parue dans le premier numéro de Photo Communiqué, de l’exposition 13 Cameras, organisée par le SP/ONF et d’abord présentée à la Vancouver Art Gallery. L’exposition, qui présentait des oeuvres campées fermement sur le versant « photographies par des artistes » du clivage, à côté de l’avis (cinglant) initialement émis par Gore à leur sujet, a agi comme élément moteur d’une controverse publique sur l’état de la photographie contemporaine, non seulement à Vancouver mais dans le Canada tout entier, qui s’est poursuivie dans plusieurs numéros de la revue12.

L’adoption ultérieure par BlackFlash et Ciel variable du modèle de la revue d’art (ainsi que la disparition d’OVO en 198713) a pu être perçue comme le reflet d’une « défaite » graduelle, à compter des années 1990, des tenants de la photographie par les photographes dans le débat. C’est une indication, de toute façon, que la photographie artistique était en voie d’être assimilée à la scène plus large de l’art au Canada, rendant du même coup désuètes les institutions vouées à ce médium. Une fois que le besoin pour ces institutions a été identifié et reconnu, et que celles-ci sont devenues « publiques » grâce à une reconnaissance officielle d’organismes de financement provinciaux et fédéraux, il semble qu’une question brûlait toutes les lèvres : « Qu’est-ce que la photographie canadienne et qui a le droit de parler en son nom ? ». Elle résonne dans les deux catégories de magazines, ceux à prédominance visuelle comme ceux plus textuels, publiés à cette époque. La persistance du questionnement explique en partie pourquoi le ton employé dans ces périodiques est si souvent acerbe et pourquoi, dans la plupart des cas, l’énergie pour les maintenir en vie a fini par s’estomper.

La problématique refait surface à l’occasion aujourd’hui (quoiqu’en des circonstances différentes et moins régulières), mais elle est largement éludée par le rattachement de la photographie au monde de l’art à l’ère post-médium et post-nationaliste. Le sujet même de la photographie canadienne, ou des magazines photographiques canadiens d’ailleurs, semble caduc à un point qui en est presque embarrassant, comme si la terminologie elle-même avait été empruntée aux années 1970. Et ce n’est pas juste le mot « canadienne », avec tous ses écueils liés à l’identité, qui pose problème : même le terme « photographie » semble ébranlé. Savoir qu’une photographie canadienne contemporaine existe aujourd’hui ou non est une autre question. Mais qu’elle a déjà existé ne peut être nié.
Traduit par Marie-Josée Arcand et Frédéric Dupuy

1 Pour un bon survol de la photographie artistique au Canada, lire Martha Langford, «A Short History of Photography, 1900-2000 », dans Brian Foss, Anne Whitelaw et Sandra Paikowsky (dir.), The Visual Arts in Canada: The Twentieth Century, Don Mills (Ontario), Oxford University Press, 2010, p. 279-311.
2 Lire en particulier Martha Langford, « Introduction », dans Photographie canadienne contemporaine de la collection de l’Office national du film, Edmonton (Alberta), Hurtig Publishers, 1984, p. 16-25.
3 Pour une application stimulante de la notion de «champ artistique» à la photographie, en particulier dans les années 1970 à Montréal, lire Lise Lamarche, « La photographie par la bande. Notes de recherche à partir des expositions collectives de photographie à Montréal (et un peu ailleurs) entre 1970 et 1980 », dans Francine Couture (dir.), Exposer l’art contemporain du Québec. Discours d’intention et d’accompagnement, Montréal, Centre de diffusion 3D, 2003, p. 221-265.
4 Le premier numéro du magazine Impressions est publié à Toronto en mars 1970. Les premiers rédacteurs en chef sont John Prendergrast et John F. Philips, cofondateur de la Baldwin Street Gallery of Photography, à Toronto. Ils seront suivis entre autres des corédacteurs en chef Shin Sugino et Isaac Applebaum. Impressions se veut un magazine dédié aux photographes dont le travail est trop personnel pour percer facilement le marché commercial. Le premier numéro d’Image Nation paraît à Toronto en octobre 1970. Publiée sous la direction de David Hlynsky, Fletcher Starbuck et autres, la revue fait suite au Rochdale College Image Nation, publié en 1969-1970 par un collectif d’imprimeurs basé au Rochdale College, l’université alternative de courte durée située à Toronto. Image Nation se consacre aux artistes photographes actifs dans le réseau desgaleries parallèles du Canada. À la fin de 1970, le premier numéro d’OVO paraît à Montréal. À l’origine un périodique multidisciplinaire de gauche basé au Cégep du Vieux-Montréal, OVO évolue rapidement en un magazine photographique axé sur la photographie documentaire. À partir de 1974, la rédaction du magazine est prise en charge par Jorge Guerra, qui sera plus tard accompagné de Denyse Gérin-Lajoie.
5 Langford, «Introduction», p. 14-15 ; Lamarche, p. 249-250.
6 Très influente pour son recours distinctif à la narrativité photographique, cette publication est aujourd’hui largement considérée comme un chef-d’oeuvre dans l’histoire du livre photographique au Canada.
7 Voir Murder Research, sur le site Web Paul Wong Projects (consulté le 25 août 2016), http://paulwongprojects.com/portfolio/murderresearch/#.V6TBc1fQdZ0
8 Les livres réalisés par le SP/ ONF à la fin des années 1960 constituent également un précurseur plus direct, en particulier ceux publiés dans la série Image, qui partagent aussi certaines caractéristiques avec les magazines illustrés que l’on trouve plus tôt au XXe siècle. Même les livres de la série Image consacrés au travail d’un seul artiste (par exemple, Image, no 1, sur Lutz Dille) sont ouvertement composés par la rédactrice, Lorraine Monk.
9 « Photographs by Women About Women », Image Nation, no 11 ; « Montreal Photographers », Image Nation, no 14 ; « Punk Rock in T.O. », Image Nation, no 18 (automne 1977) « Femmes photographes », OVO, septembre-octobre 1974 ; « L’Autoportrait », OVO, janvier-février 1975) ; « Les vitrines », OVO, vol. 10, no 37 (1980).
10 Le premier numéro de Photo Communiqué paraît en mars 1979 à Toronto. Publié sous la direction de Gail Fisher-Taylor, le magazine est apparemment créé en réponse au colloque Les yeux du temps, tenu à Ottawa en 1978, où fut exprimé le besoin d’une publication qui pourrait unir la communauté de la photographie artistique. Le magazine est dédié à l’échange d’informations et d’idées sur la photographie au Canada. Le premier numéro de BlackFlash paraît en 1984. Initialement publié par The Photographers Gallery, à Saskatoon, il succède directement à l’infolettre de l’organisme, The Photographer’s Gallery (1983). La publication se veut un magazine de photographie sérieux ayant une solide base régionale et exerçant aussi une influence sur la photographie à l’échelle nationale et internationale. En 1986, le collectif Vox Populi lance la publication Ciel variable à Montréal. Par le biais de photographies et de textes, ce « magazine documentaire » s’engage dès le début dans une réflexion sur les conditions sociales et culturelles contemporaines. Il devient indépendant de Vox Populi en 1987. Au cours des années suivantes, Ciel variable se transforme en un magazine photographique thématique.
11 Lamarche, p. 225.
12 Tom Gore, « Thirteen Ways to Wrap a Board », Photo Communiqué, vol. 1, no 1, mars-avril 1979, p. 19.
13 Lire Jocelyne Lepage, « OVO, un anniversaire qui ressemble à des funérailles », La Presse, 21 juin 1986.

Zoë Tousignant est une historienne et une conservatrice de la photographie qui se spécialise dans la photographie canadienne. Elle possède un doctorat en histoire de l’art de l’Université Concordia. Sa thèse portait sur la diffusion du modernisme photographique dans les magazines populaires illustrés au Canada entre 1925 et 1945. Elle occupe actuellement le poste de conservatrice adjointe aux Archives photographiques Notman du Musée McCord de même que celui de conservatrice chez Artexte.

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