Nicolas Mavrikakis, La peur de l’image – Septembre Tiberghien

[Automne 2016]

 

 

La peur de l’image, d’hier à aujourd’hui
Nicolas Mavrikakis
Montréal, Varia, 2015, 310 pages

Par Septembre Tiberghien

S’attaquant à un sujet très vaste et déjà largement débattu dans la sphère publique, le critique d’art et commissaire d’exposition Nicolas Mavrikakis examine dans cet ouvrage la question de la dévalorisation de l’image au sein de la société occidentale actuelle. D’emblée, l’auteur se positionne comme une figure d’autorité, dénonçant le dogmatisme du discours dominant relayé par les médias et les intellectuels toutes catégories confondues. « L’idée que nous sommes à l’ère de l’image est devenue un lieu commun rarement remis en question », débute-t-il (p. 13). C’est pourquoi il s’applique à démontrer comment l’image a toujours occupé une place prépondérante dans la tradition judéo-chrétienne, depuis l’antiquité jusqu’à nos jours.

Ce faisant, il s’élève contre le poncif qui voudrait que la manipulation des masses par l’image soit un phénomène récent : « Cet essai est issu d’un malaise par rapport à des idées convenues et il souhaite s’opposer à ce cliché persistant, résistant, de notre culture contemporaine qui veut que l’image en soi, l’image seule (ou presque), l’image contemporaine qu’on décrit comme étant appauvrie, soit toute puissante et manipulatrice à l’endroit d’un spectateur dit idiot. » (p. 35)

Divisé en deux parties, respectivement qualifiées de « polémique » et d’« historique », l’essai propose une analyse partielle – et partiale – des enjeux qui fondent notre rapport dialectique à l’image. De toute évidence, l’intention de l’auteur est non pas de participer au débat universitaire, ni de s’adresser à un lectorat spécialisé, mais de toucher un public plus large. Cependant, même dans le genre de la vulgarisation, force est de constater que l’ouvrage n’est pas convaincant. Les principaux reproches qu’on peut lui adresser concernent l’argumentation, fondée sur des jugements de valeur et de goût plutôt que sur une construction rigoureuse du sujet. L’absence de références récentes constitue par ailleurs une faiblesse pour le lecteur qui souhaiterait se forger une opinion vis-à-vis de phénomènes relativement nouveaux, comme la démocratisation et la démultiplication du selfie. Aussi Mavrikakis privilégie-t-il des règlements de compte envers certains auteurs, dont l’urbaniste et essayiste français Paul Virilio, dont les théories sur la technologie et la vitesse ont pourtant déjà été décriées.

Il arrive également à retracer l’histoire de l’iconoclasme en contournant savamment les ouvrages de Marie-Josée Mondzain1 et en citant des sources de seconde main tirées de médias populaires. Il en va de même pour André Gunthert, maître de conférences à l’Écoles des hautes études en sciences sociales à Paris qui publie depuis quel­ques années ses recherches autour des pratiques contemporaines de l’image, dont l’auteur n’a, semble-t-il, pas jugé bon de prendre connaissance2. Par ailleurs, l’absence de définition clairement énoncée de la notion d’image – qui est tantôt associée au genre du portrait, voire à l’autoportrait, tantôt à la pho­tographie et à l’art au sens large – alimente une ambiguïté vis-à-vis de l’objet étudié.

Enfin, l’appareil iconographique semble curieusement détaché du texte et sert relativement peu son propos. Relégué à un rôle d’illustration, au sens quasi décoratif du terme, les visuels font état de la difficulté de l’auteur à articuler sa pensée autour de l’image, thème pourtant central de son essai. À la fin de la seconde partie de l’ouvrage, consacrée à la création contemporaine, les illustrations ont même été bannies sous prétexte que les droits de reproduction seraient trop onéreux. Une justification qui apparaît éminemment contradictoire dans le cas d’un ouvrage qui souhaite en découdre avec la peur de l’image. À l’inverse, les reproductions des œuvres de Michel de Broin et d’Alana Riley qui parsèment la première partie de l’ouvrage, sans que ce choix ne fasse l’objet d’aucune explication, témoignent d’un manque d’à-propos qui décrédibilise le travail du critique d’art et ne sert pas la démarche des artistes.

Esquissée à grands traits, la seconde partie de l’ouvrage dite historique n’est pas plus concluante que la première. Réductrice, cette histoire de l’image se cantonne aux grands faits de la phi­losophie et de l’histoire de l’art, sans en offrir une analyse détaillée. Il en va de même pour la question de la nature séductrice de l’image et celle du rôle de la mimésis, rapidement expédiées.

Quant au fameux débat entre le texte et l’image, soit la théorie de l’ut pictura poesis, l’absence de chronologie paraît à tout le moins invalidante pour une compréhension plus approfondie des conséquences sur l’histoire des arts au sens large et non seulement celle des arts visuels. L’ennui étant que cette longue révision de l’histoire ne sert pas le propos de l’auteur et échoue à établir la moindre corrélation avec les pistes initialement lancées : « L’autoportrait démocratisé remettrait-il en question notre vision du pouvoir et même la manière de faire de l’Histoire ? » (p. 35) Nicolas Mavrikakis semble se fourvoyer et, par conséquent, entraîner avec lui son lecteur sur une fausse piste lorsqu’il fait son plaidoyer pour la libéralisation et l’émancipation de l’image. Au bout du compte, il choisit le mauvais cheval de bataille, alors que toutes les critiques et ripostes qu’il adresse (et qui, en retour, pourraient lui être adressées) semblent prendre pour cible l’art contemporain. C’est d’ailleurs sur ce registre que s’achève la dernière partie du livre, examinant avec une attention particulière les œuvres de Sophie Calle, d’Hervé Guibert, de Thomas Hirschhorn et d’Alfredo Jaar. Des artistes qui ont pour seul point commun d’avoir un jour fait l’objet d’opprobre relativement au caractère amoral de leur démarche ou de ce qu’ils donnent à voir. Concernant ces pratiques, le discours de l’auteur se fait laudatif, mettant de côté tout esprit critique.

Incapable de conclure cet essai qu’il aura voulu polémique, Mavrikakis proclame « le retour du récit » comme solution finale à cette peur de l’image dont on aura eu peine à saisir la nature hystérique, tellement elle aura été diluée tout au long de la démonstration.

1 Pour ne citer que quelques titres : Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, Paris, Seuil, 1996 ; L’image peut-elle tuer ?, Paris, Bayard, 2002 ; ou encore Homo spectator, Paris, Bayard, 2007.
2 Voir à ce propos A. Gunthert, L’image partagée. La photographie numérique, Paris, Textuel, 2015 ; « L’image conversationnelle. Les nouveaux usages de la photographie numérique », Études photographiques, no 31 (printemps 2014), p. 54-71 ; ou encore « L’image partagée. Comment Internet a changé l’économie des images », Études photographiques, no 24 (novembre 2009), p. 182-209.

Septembre Tiberghien est critique d’art et commissaire indépendante. Elle vit à Bruxelles et collabore régulièrement aux revues l’art même, Flux News, H-art et au journal Hippocampe.

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