Éphémérides – François Piazza

[Printemps 1989]

par François Piazza

20 octobre
Le rouge a commencé à descendre des arbres, les écureuils sont gras et quêtent effrontément. Dans la gloire des rayons qui ricochent sur l’étang, il ne manque que vous. Mais vous êtes à Paris…

Quand je mets Paris à l’automne, je revois les allées du Luxembourg, bordées par les amas de feuilles rutilantes jaunes et rousses sous la pluie…

Comme toi quand ta toison luisante… Je te dis vous quand tu es loin de moi. La distance, peut-être ?

24 octobre
Beau mais frisquet sur la rue St-Denis. Adieu bière aux terrasses de l’été ! Nous n’aurons pas eu le temps de prendre la dernière de l’année. Nous voilà au café-croissant. Je dis nous, vous mettant sur la chaise vide d’à côté. Ah ne me grondez pas! Je sais, encore une fois, j’ai fait déborder la tasse. Vous m’auriez dit, avec raison et c’est ce qui m’emmerde ! que je ne fais jamais attention. C’est vrai, quand je suis avec vous. Que voulez-vous, on ne peut pas tout faire ! Vivre vous et le quotidien.

D’ailleurs ne m’as-tu pas dit «Avec toi, je dévore le temps que j’ai pu dérober à ma vie routinière. Il est toujours trop court»

Moi aussi, mon amour, je souffre du trop peu.

Mais chut ! Je sais par expérience que trop de « tu » me met des lueurs dans les yeux ! Censuré ! Soyons avares de nos amours…

Dans trois jours, vous serez de retour…

30 octobre
Je commençais à haïr le téléphone aux heures convenues. Chaque fois, je comprimais l’élan qui me prenait quand il sonnait. Hélas, faux numéros, ou pire Hélène qui s’inquiète d’un silence prolongé ! Je pousse à faire court. Tandis qu’elle se conte, j’ai peur que tu sois découragée par le son « occupé »

Ce qui fut.

Le soir étonnement. Pour être franc, j’avais réussi à pouvoir t’oublier. Téléphone. «C’est pour toi!» «Oui?» «Bonjour!» La chamade! «J’ai pas pu, tu le sais, IL était avec moi» «Je le sais ! » «C’était occupé quand …» «Oui ! » «Je suis en état d’urgence ! Un mois sans toi ! » «Moi aussi!» «Alors quand?» «Le plus tôt possible sera le mieux, mais je n’ai pas mon agenda sous les yeux…» «Salaud, tu te venges! Ah non, excuse-moi, ELLE est près de toi ?» «C’est ça… Disons le 3, vers les trois heures?» «Non midi ! Il sera à Ottawa. J’ai hâte!» «C’est d’accord, à bientôt» «Je t’embrasse où tu sais ! J’ai si faim»

A partir de maintenant, le temps ralenti. Jusqu’au 3.

3 novembre
Le temps fuse. Il était midi moins cinq quand dans l’interphone ta voix m’a dit «Montes ! » Le temps que tu me dises, avec ton petit sourire de travers et tes yeux rieurs, «Il faut que j’aille faire pipi ! » il est déjà 4 heures.

Les rideaux bleutent la pénombre qui durcit : la nuit n’est plus bien loin. Du coup le lit devient la mer sculptée de vagues et de haut-fonds par les plis du drap. Tu reviens faire la planche avec moi…

«Ouf! Cela va mieux ! Il fallait que je refasse le plein de toi ! Depuis le 20 octobre, je suis en manque. Ce matin-là dans les jardins du Luxembourg, surgissant du brouillard, les marronniers tristes et déplumés montaient la garde le long des allées. Tout autour, or, pourpre et couleur coing, l’automne en flaques de feuilles mortes au parfum douceâtre et suri. Jy trainais mes bottes retrouvant un bonheur d’enfant. Soudain un grand froid. Tu n’étais pas là. L’enfance a disparu… «Je me suis enfuie. Je n’irai jamais plus aux jardins du Luxembourg sans toi…»

«Nous n’y avons jamais été ensemble… hélas ! »

«Mais un jour, pourquoi pas? Puis au fil de la semaine… Oh n’exagérons rien ! Je ne passe pas mes journées à penser à toi. L’immédiat et l’éphémère dévorent le gros du temps. La tendresse prend le reste ou peu s’en faut. Mais ça et là, je grignote, je dérobe un peu de temps pour moi. C’est dans ces moments-là que tu me tiens chaud, quand tu n’es pas là. Mais depuis ce jour-là, je suis en manque. Je panique seule avec moi…»

Ta main de nouveau glisse rêveuse. De nouveau la mer du lit se creuse… Le temps s’est remis à fuser…

L’éternité existe : aujourd’hui cela fait deux fois que je l’entrevois dans le plaisir qui nous noie.

5 novembre

J’étais avec Alexandre Batti et Ginette Bernier. Théâtre et médisances. A la table à côté, avec Maître Machin et ta cliente Chose, toi. Blablabla, bonne chère, deux regards qui se croisent comme des conspirateurs. Je me lève lentement, sourire en coin. Pour les acteurs, c’est «Excusez-moi, il faut que …» Pour toi un SOS …

Sortant du pipi-room, tout près du téléphone… Nos lèvres ouvrent les parenthèses : on s’y engouffre avec fureur avant qu’elles nous expulsent pour cause d’importun. Tu me dévores, je te déguste. Tu m’arraches. «Est-ce qu’on peut se voir après-demain ? Au petit café à trois heures ? Mais il faudra que je parte de bonne heure…» Je l’effleure des lèvres en guise de « oui ». Je pars le premier…

Il parait que ce jour-là, il faisait gris. Il parait… Le temps est toujours beau quand la chair est heureuse.

7 novembre
Dans la terrasse en avancée, je guette à travers la vitre. La ville est grise de pluie, moitié crachin, moitié neige fondue. Des silhouettes se hâtent sur la scène du trottoir, taches noires ou jaunâtres : cet automne, le jaune est à la mode, la tristesse est plus gaie. Et je te sais parmi ces ombres, je sais que tu vas soudain surgir de quelque part, confuse et ravie, comme chaque fois qu’on te met en retard.

Il est trois heures et quart.

Quelqu’un ou quelque chose quelque part vient de nous voler un quart d’heure de vie. Je trouve ça ignoble. Un quart d’heure qu’il a fallu dérober aux habitudes, aux familiers, au travail, à que sais-je encore? Un quart d’heure, non vingt minutes déjà !, de bonheur gaspillé…

J’enrage et je suis inquiet. Et si… On a beau les combattre, avec les minutes, les « si » reviennent s’insinuer, vous pénètrent insidieux prenant la montre qui culmine le mur du fond comme alliée. On ne va pas la regarder toutes les cinq minutes. Pourtant on le fait.

Trois heures vingt-cinq…

On l’a empêchée ! Peut-être est-IL venu la chercher? Sans prévenir, comme ça, pour faire une surprise? Après tout, c’est déjà arrivé… Peut-être l’ai-je… Soudain, on se sent en quête d’une culpabilité qui nous aurait échappée… La passion se torture à loisir, sans doute pour pouvoir encore mieux subsister?

Quatre heures moins vingt…

La voilà surgissant de ce gris qui, déjà, se charbonne. Tache rouge et parapluie bleui. Ruisselante et contrite dans la porte à tambours.

Défaisant son foulard, le regard chagriné et la voix essoufflée :

«Ce con, je l’aurais tué! Dans le couloir il

me tenait la jambe. Vous comprenez et pata-

ti, et patata…»

«Reprends ton souffle… L’essentiel c’est

que tu sois là…»

«Non, je ne lui pardonne pas la peur qu’il

m’a fait…»

«Il t’a fait peur?»

«Oui, que tu ne sois plus là… »

Faute de temps et de logis, le désir était mis en vacances. La pluie nous empêchait d’aller découvrir les rues qui mènent à la nuit. On a mis le monde entre parenthèses : les grands tout et les petits riens. Le bonheur, c’est le temps de se vivre… Tout en buvant des jus de fruits de la Passion.

Novembre. . . et le reste
L’un pour l’autre, nous sommes les jours fastes du calendrier. Ces jours fragiles et incertains de bonheur éphémère où l’on joue au va-tout le quotidien douillet. Chacun pour l’autre une drogue dont il ne saurait plus se passer: une évasion, une échappée, une halte dans le temps, un printemps qui nous permet de partager les saisons de ceux qui nous aiment à leur insu, depuis déjà… Depuis? Secret défense! Bonheur à protéger.

Tant que nous pourrons vivre notre passion en tapinois, ce sera le printemps. En dépit du calendrier.